mercredi 15 décembre 2010

Pourquoi y a-t-il des lois contre le monopole économique?

Le libéralisme serait la doctrine visant à faire de la liberté le but de la politique, et de mettre pour limite au politique la liberté individuelle. Ce serait en quelque sorte inscrit dans son nom lui-même. "Libéralisme" viendrait de liberté, le libéralisme serait la doctrine selon laquelle la liberté serait la chose la plus importante. Plus exactement, il faudrait dire que le libéralisme serait la doctrine qui laisse, et qui affirme que le politique doit laisser, aux individus la liberté de fixer ce qui, pour eux, est la chose la plus importante.
Ceci n'est pas faux, mais ce n'est pas non plus exact. Car en disant cela, on semble affirmer par différence que le libéralisme n'est pas une doctrine qui met l'égalité au premier plan, que l'égalité serait seulement seconde par rapport à la liberté. Or, au contraire, l'égalité est une valeur absolument centrale, et elle l'est peut-être plus que jamais dans la doctrine dite néo-libérale. Pour obtenir la liberté, le libéralisme est obligé de défendre l'égalité. le libéralisme est la doctrine de l'égalité autant que celle de la liberté. Pour le montrer, on peut examiner un point précis, celui des lois anti-monopole, les lois qui interdisent aux grandes entreprises de parvenir à une situation de domination sur un certain marché.

En effet, le simple fait de décrire la loi anti-monopole montre déjà bien quel est son but : non pas exactement laisser libres les agents économiques, en interdisant les monopoles qui seraient des entraves à la liberté. C'est certes vrai, mais ce n'est qu'une conséquence de l'inégalité entre l'entreprise en situation de monopole, et les autres. Lorsqu'une entreprise est trop grande, toutes les petites entreprises disparaissent, et aucune entreprise ne peut plus naître. L'inégalité tue la liberté d'entreprendre. Ce que les lois anti-monopoles interdisent n'est donc pas exactement le fait de dominer, de priver de liberté. Elles interdisent les inégalités, parce que les inégalités qui deviendraient trop fortes finissent par porter atteinte à l'ensemble du système. Certes, ces inégalités ont aussi pour conséquence une privation de liberté. Quand une entreprise a le monopole sur un marché, plus personne n'est libre d'investir sur ce marché. Mais ce n'est pas l'absence de liberté qui est condamnée, c'est l'absence d'égalité. On peut laisser libres des entreprises à peu près égales, mais il faut punir et contraindre des entreprises inégales, afin de préserver la liberté de toutes. Le libéralisme contraint, lorsque l'égalité, qui est la condition du système, est menacée. On peut priver de liberté celui qui est si inégal qu'il menace l'ensemble du système.Ainsi, un marché, et les lois "libérales" qui l'encadrent, est un système qui repose sur l'égalité des agents économiques, et qui ne se maintient que si ces agents sont suffisamment égaux. 

On peut d'ailleurs pointer une certaine difficulté dans les convictions politiques de certains de nos concitoyens. Ceux qui prétendent défendre l'égalité plutôt que la liberté sont aussi ceux qui prétendent vouloir limiter la compétition, éviter ce libéralisme qui ne parlerait que de compétition libre, non faussée, généralisée. Pour dire les choses grossièrement : la droite défendrait la liberté, la gauche l'égalité, la droite accepterait donc le libéralisme, alors que la gauche le rejetterait.
Or, il doit maintenant paraître clair que la compétition n'est possible que s'il y a égalité, et que l'égalité favorise considérablement la compétition. Un marché est un lieu de compétition, et il n'y a marché que si les agents sont relativement égaux. Une petite entreprise n'est pas en compétition avec une multinationale, elle est en compétition avec les autres petites entreprises sur son créneau, dans son lieu géographique. Dit autrement, pour prendre une image sportive, le gardien de but remplaçant dans une équipe de football est en compétition avec le gardien de but titulaire, mais pas avec l'avant centre. Et le gardien de but du petit club de village n'est pas non plus en compétition avec le gardien de but de l'équipe nationale. Là où il y inégalité, la compétition est impossible, là où il y a égalité, alors la compétition est quasi inévitable.
C'est pourquoi la défense de l'égalité est loin d'être facile à concilier avec le refus du libéralisme, surtout sous sa forme néo. Si chacun, pris individuellement, doit être l'entrepreneur de sa force de travail, si l'Etat aussi doit être gouverné comme une entreprise, bref, si tout le monde et toutes choses sont égaux, alors la concurrence, la compétition, est généralisée, et non pas supprimée. A l'inverse, la manière la plus simple de diminuer les conflits et tensions serait de créer de l'inégalité. Je pense notamment à l'aristocratie : quand il y a des hommes qui naissent nobles, d'autres qui naissent gueux, il n'est pas possible que les uns et les autres entrent en concurrence, puisque jamais le noble ne pourra perdre sa noblesse au bénéfice du gueux. Ici, la différence héréditaire, l'inégalité, annule toute possibilité de concurrence.
Bref, si la gauche et la droite étaient cohérentes, la gauche égalitaire devrait défendre le libéralisme, et la droite inégalitaire devrait défendre un modèle véritablement hiérarchique. La véritable opposition (ce qu'ont bien vu Tocqueville, ainsi que Louis Dumont) passe entre égalité et hiérarchie, pas entre égalité et liberté. Liberté et égalité marchent ensemble.

Ainsi, le libéralisme et le néo-libéralisme sont peut-être moins des doctrines de la liberté, que des doctrines de l'égalité et de la compétition. Leur but est bien plutôt d'étendre la compétition à toutes les sphères de la société, et de maintenir cette compétition en vie, contre ce grand danger de la victoire définitive, c'est-à-dire du monopole. Le marché est un jeu dans lequel il ne doit pas y avoir de gagnant, donc d'inégalité, mais des joueurs en compétition permanente, donc égaux. L'aristocratie, la noblesse, étaient des formes historiques de ce combat définitivement gagné par un des camps. Le monopole est tout à fait semblable : c'est une victoire définitive. Pour que le libéralisme (et l'égalité qui va avec) vive, il faut que les hiérarchies n'existent pas, ou bien qu'elles soient si peu marquées et si précaires qu'elles puissent sans cesse se renverser.

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