mercredi 16 février 2011

Cadavres et objets d'art

Les philosophies de Descartes et Kant sont un moyen de résumer brièvement ce que nous considérons comme étant le rapport que notre culture entretient avec les choses.
Pour eux, la réalité est corps et esprit. Il y a un monde matériel qui est en lui-même dépourvu d'âme, de pensée, qui est purement naturel. Et il y a un monde spirituel, un lieu (si l'on peut se permettre cette expression métaphorique) où réside la pensée, qui n'a affaire qu'à elle-même, et qui ne se heurte jamais à des corps. Et l'homme est le point de rencontre entre matière et esprit. L'homme est l'union d'une âme et d'un corps. Il en résulte que seuls les hommes pensent et donc aussi que seuls les hommes peuvent agir moralement (ou pas!). Toutes les autres choses du monde sont des mécanismes inertes, ou bien des êtres vivants sensibles, mais aucunement des être moraux pouvant véritablement agir. 
Autrement dit, la réalité est découpée en personnes et en choses. Certes, les animaux sont des choses sensibles à la douleur, et il convient d'éviter de leur infliger des douleurs inutiles. Pourtant, il ne s'agit que d'un devoir que nous avons envers nous-mêmes, et non d'une devoir que nous avons envers eux. Il n'y a de devoirs qu'envers d'autres êtres moraux, jamais envers des choses. Ceci implique que toutes les choses de la nature sont entièrement à notre disposition, nous pouvons en faire ce que nous voulons, tant que ce que nous faisons n'a pas d'effet nuisible sur d'autres hommes. Nous pouvons nous rendre maître de la nature à notre guise, il n'y a aucun interdit moral qui viendrait limiter cette domination. 
Cette manière de penser est souvent condamnée par les partisans de l'écologie. Il s'agirait d'une manière de penser anthropocentrée, qui n'accorde de valeur qu'aux hommes, alors que beaucoup d'autres choses de la nature en ont. Les écologistes insistent notamment sur les animaux et les êtres vivants. Je ne vais pas ici étudier "la cause animale". Ce choix s'explique pour une raison importante : la question de la souffrance animale me paraît philosophiquement sans importance. Le fait que les animaux souffrent quand ils sont élevés dans des hangars, et envoyés dans des abattoirs industriels est un grave problème, mais pour une raison plus fondamentale que le seul fait qu'ils puissent souffrir. Même s'ils ne souffraient pas, le problème serait le même.

Autrement dit, ce ne sont pas les animaux, cas intermédiaires entre les choses et les personnes, qui m'intéressent. Ce sont les choses qui sont intéressantes. Je voudrais montrer que notre culture, contrairement à ce que l'on prétend parfois en citant Kant ou Descartes, n'a jamais été kantienne, et n'a jamais tenu le rapport aux choses pour moralement indifférent.
Bref, il existe un rapport éthique aux choses. Les choses ne sont pas des êtres entièrement sous la main, dont on pourrait faire n'importe quoi. Tout le baratin sur la réification des hommes est aveugle au fait que les choses ne sont pas toutes maltraitées, ni réduites au rang de pur moyen. 

Et pour justifier mon propos, je voudrais m'appuyer sur un exemple, celui du cadavre. Comment un kantien pourrait-il bien expliquer tout la déférence qui entoure le corps du mort? Pourquoi n'a-t-on pas l'autorisation morale de jouer avec, de lui infliger des dommages, de le manger, ou de lui faire subir n'importe lequel des traitements qui nous paraîtraient dégradants? Après tout, il pourrait être bien utile de manger des morts, et pourquoi pas, amusant de jouer avec. Le mort n'est pas un homme, avec sa dignité, ce n'est plus qu'une chose, qui a tout juste un prix Pourtant, ce serait scabreux de jouer avec. Utiliser à nouveau l'argument des devoirs envers soi-même serait très peu pertinent, à la fois parce que l'on voit bien que l'horreur que cela provoque est sans commune mesure avec la simple crainte que quelqu'un finisse par infliger aux vivants ce qu'il inflige aux morts; et certains actes infligés à des vivants paraissent moins graves que ces mêmes actes infligés à des morts. 
Faut-il alors voir dans ce comportement un résidu de pensée primitive, qui n'a pas encore pris le pli de la rigueur de la morale kantienne? C'est possible, mais cela montre justement que notre morale ordinaire n'est pas kantienne, et qu'une chose inerte, qui ne peut pas souffrir, qui ne vit pas, peut quand même faire l'objet de devoirs.

Nous vivons entourés de choses vis-à-vis desquelles nous ne pouvons pas agir n'importe comment. L'exemple donné est-il trop spécifique, la différence entre un cadavre humain et une personne étant extérieurement minime? Non, car on pourrait répéter la même démonstration avec les objets d'art, les reliques saintes, etc. Allez donc uriner dans une église sur une représentation du Christ : vous susciterez une colère sans proportion avec la colère de celui qui aurait à nettoyer un objet sans valeur. Ou bien allez donc uriner dans la célèbre pissotière de Duchamp. La colère suscitée ne sera pas uniquement due au fait d'avoir à nettoyer cet objet. 
Donc certes, les cadavres, les oeuvres d'art, les reliques sacrées n'ont pas de droits. Le jargon du droit est ici inadapté. Par contre, il y a des bonnes et des mauvaises manières de se comporter vis-à-vis des choses. Ou bien il faut renoncer à la distinction des choses et des personnes, ou bien il faut affirmer que les personnes ne définissent pas les frontières de la morale.
Il y a une morale envers les choses. 

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