samedi 12 février 2011

Qu'achète-t-on avec de l'argent?

"La richesse est un pouvoir". "La possession de la fortune procure immédiatement et directement le pouvoir d'acheter; un certain commandement sur toute la force du travail, sur tous les produits du travail qui se trouvent sur le marché. La fortune est élevée ou médiocre dans la proportion même de l'étendue de ce pouvoir ; ou de la quantité soit du travail d'autres hommes, soit - ce qui est la même chose - du produit du travail d'autres hommes qu'elle lui permet d'acheter ou de commander".
Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations

Ces quelques lignes cernent la nature de l'argent, sa fonction fondamentale. L'argent est un pouvoir de contrôler les hommes. Celui qui possède de l'argent peut faire travailler les hommes pour lui, donc les déposséder d'une partie de leur temps pour son propre bénéfice. L'argent est donc le moyen de la prise de contrôle du temps et du travail, du temps de travail, des hommes. Celui qui n'a pas d'argent et peu de biens finira par devoir se mettre au service d'autrui pour en acquérir, alors que celui qui a de l'argent, pourra à l'avenir mettre les autres à son service. On peut d'ailleurs noter qu'il y a deux manières de gagner de l'argent, qui ne sont, de ce point de vue, pas équivalentes. La première consiste à se mettre au service d'autrui. En travaillant pour autrui, et gagne ainsi le droit de faire travailler autrui pour soi. Mais la deuxième consiste à prêter de l'argent, méthode très différente, puisqu'elle ne consiste plus à travailler pour autrui, mais seulement à prêter à autrui une partie du travail que les autres nous doivent. Au lieu de conserver tout l'argent qui nous appartient, on transmet ce pouvoir à autrui, qui nous dédommage d'une peine ou d'un risque, par un intérêt, c'est-à-dire un pouvoir ajouté. Sans mauvais jeu de mot, l'argent est pour les pauvres  seulement le pouvoir d'achat, il devient pour les rentiers achat de pouvoir, c'est-à-dire achat de pouvoir économique, achat de pouvoir d'achat.

On a beaucoup rappelé que l'argent est une réserve de valeur, parce qu'elle permet de différer la vente, pour celui qui achète, et l'achat, pour celui qui vend, alors que dans un simple échange de marchandises (le troc), l'acheteur et le vendeur doivent tous deux donner le bien qu'ils possèdent. Avec l'argent, on peut vendre un bien à une personne, puis acheter un bien à une autre. De cette façon, l'échange est possible même lorsqu'un des deux membres de la transaction n'est pas intéressé par les biens de l'autre membres.
Mais ceci n'est pas suffisant, car si une des personnes qui échange n'a rien qui convienne à l'autre, elle pourrait tout aussi bien lui signer une reconnaissance de dette, s'engageant à lui donner à l'avenir quelque chose dont elle ait besoin. Une dette est aussi une réserve de valeur. Un créancier dispose de valeur emmagasinée chez les personnes à qui il a donné des biens, et qui ne lui ont encore rien rendu. Une dette, comme l'argent, est donc un pouvoir, celui de pouvoir faire travailler les hommes. Lorsque le créancier exige le remboursement des dettes, il oblige les débiteur à travailler pour lui. 
L'argent a donc cette différence fondamentale avec la reconnaissance de dette que cette dernière est toujours une relation personnelle. La dette est un pouvoir personnel. C'est toujours et définitivement untel qui doit quelque chose à telle autre personne. Le créancier peut, lui, revendre à autrui sa reconnaissance de dette, mais le débiteur, lui, reste indissociablement attaché à sa dette. Alors que l'argent est un pouvoir impersonnel, c'est sa grande différence. Avoir de l'argent n'est pas avoir du pouvoir sur untel ou untel, mais au contraire avoir du pouvoir sur l'ensemble des forces de travail, l'ensemble de la société. L'argent est un pouvoir impersonnel et général, là où la dette est un pouvoir personnel et particulier.
C'est pourquoi une dette ne peut jamais être ignorée du créancier et du débiteur, alors qu'on peut réussir à cacher son argent. L'argent ne disant pas lui-même quelle personne précise il va permettre de soumettre, on peut cacher ce pouvoir, jusqu'au moment de l'utiliser. Je ne pense pas seulement à celui qui cache son pactole au fond du jardin, je pense avant tout au secret bancaire. Il nous paraît une évidence que personne n'a le droit de consulter notre compte en banque. Pourtant, ce n'est pas une évidence, puisque l'argent n'est pas du tout quelque chose qui concernerait seulement son possesseur, c'est quelque chose qui concerne aussi celui qui a donné cet argent, et qui s'apprête en retour, à devoir travailler pour celui à qui il a donné cet argent. L'argent, pouvoir social, n'est secret que parce qu'il est impersonnel, parce qu'il n'est pas nécessaire de connaître et d'être connu de la personne que l'on va faire travailler pour la mettre aux ordres. 

Ainsi, l'argent est un dispositif à mettre sur le même plan que la loi, dans le gouvernement des hommes. Ce gouvernement des hommes peut être par les hommes, ou par la loi, personnel, ou impersonnel. L'argent est un pouvoir impersonnel au même titre que la loi. Il se particularise au moment de son application, mais reste général avant cela. Autant la loi ne désigne personne nommément, le pouvoir législatif n'est pas le pouvoir de députés sur des personnes précises, autant l'argent n'est pas le pouvoir des créanciers sur des débiteurs, mais le pouvoir d'un homme sur tous. Avec l'argent, chacun donne du pouvoir sur tous, ou bien reçoit du pouvoir sur tous.

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