mercredi 1 juin 2011

Les choses et les concepts

Pourquoi mes cours sont-ils aussi rasants?
Telle est la question que doivent se poser parfois certains professeurs, devant les baillements de leurs élèves. Du moins, j'espère ne pas être le seul à provoquer chez certains (pas chez tous, dieu merci) des crises d'ennui vraiment virulentes. Bon sang, pourquoi moi, professeur de philosophie, puis-je parler de choses qui me passionnent autant, tout en récoltant un silence poli de la part des élèves studieux, et du bavardage de la part des élèves qui le sont moins? 
Bref, pourquoi ne suffit-il pas de parler de philosophie pour intéresser n'importe qui?

Pour répondre, je voudrais proposer une théorie, et en même temps un exemple d'un propos bien rasant!
il faudrait évidemment commencer par s'entendre sur ce qu'est la philosophie, et ce blog a souvent soulevé cette question. Il a été répondu que cette activité consiste à faire un travail sur les concepts, travail qui n'est pas exactement une création, mais plus exactement une description, accompagnée parfois d'une révision, une reprise de ce qui a déjà été pensé, et qui demande à être pensé sous un nouveau jour. Et plus précisément, penser une chose consiste à la rapporter à une chose paradigmatique, paradigme qui sert à établir des liens de ressemblance avec la chose pensée. Je n'évoque pas ici les critères de ressemblance qui peuvent être utilisés pour réunir des choses sous un même concept. Il suffit de dire qu'ils peuvent être très divers. la philosophie consiste donc à examiner ces ressemblances, à les décrire, ou bien à les réviser. La philosophie a donc une fonction essentiellement métaphorique : elle doit substituer à d'anciens concepts, qui sont considérés à tort comme propres à décrire une chose, de nouveaux concepts, qui sont d'abord vus comme métaphoriques, comme figurés. Penser un être vivant comme une machine, penser les mathématiques comme une branche de la logique, penser l'homme comme un être moral, c'est toujours produire une métaphore, qui se veut toujours plus qu'une métaphore, une description exacte. Et que l'on cherche à décrire ou à réviser, l'emploi de métaphores est toujours nécessaire. Même celui qui décrit doit faire voir les choses autrement. S'il se contente de parler des choses telles qu'on en parle habituellement, la philosophie ne sert à rien (et ne servir à rien, c'est n'être rien). 
Et qu'est-ce qu'un concept? C'est une règle, reposant sur un paradigme, et permettant le rassemblement de choses sous un terme commun. Et, dit de manière plus pragmatique, c'est une régularité de comportement vis-à-vis de certains objets, comportement acquis par éducation ou dressage. Avoir le concept d'une chose, c'est pouvoir adpter vis-à-vis de cette chose un comportement réglé, non soumis au hasard, mais déterminé par le fait même que cette chose est face à nous. Autrement dit, avoir un concept, cela commence avec le chien qui sait obéir à son maître, mais qui n'obéit pas aux inconnus. On peut donc dire que le chien maîtrise deux concepts : celui de maître, et celui d'inconnu. Il sait discrimer entre ces deux types d'individus et adopter la conduite qui convient envers eux. De même, celui qui sait distinguer le rouge, le bleu, le vert, en les pointant du doigt si on lui demande a aussi le concept de rouge, de bleu, de vert. Bref, avoir un concept est avoir une règle (pour un être pouvant penser ses propres activités), ou bien avoir un comportement réglé. 

A partir de là, pourquoi les élèves ne s'intéressent-ils pas à cette activité consistant à penser clairement? Pour la même raison que ce propos était barbant! Il l'était parce que les concepts sont étudiés avant les objets que ces concepts sont censés prendre en charge. Celui qui ne fait pas de philosophie, qui ne pratique pas cette activité, ne peut pas s'intéresser à la règle qui la définit (donc au concept de philosophie). Donc, celui qui parlerait du concept de philosphie a des non-philosophes serait forcément barbant, puisqu'il parlerait de quelque chose que son public ne connaît pas. Seul celui qui a pratiqué peut commencer à s'intéresser à sa propre pratique.
Autrement dit, un propos philosophique est rasant pour la simple et bonne raison qu'il serait aussi très ennuyeux d'étudier les règles d'un jeu auquel on ne joue pas, et auquel on ne compte pas jouer. Le concept donne les règles d'action à adopter vis-à-vis des choses. Donc, parler des règles à celui qui n'a jamais affaire à ces choses ne peut que l'ennuyer. Et il est même normal qu'il s'ennuie.

Deux réflexions pour finir : la première est d'ordre plus ou moins sociologique, la seconde plus pédagogique.
On pourrait regretter, sur un mode décliniste, le fait que nos élèves ne s'intéressent plus à rien, si ce n'est commenter bêtement les photos de leurs amis sur Facebook, ou bien regarder à la télévision des rencontres sportives. Nous voudrions bien qu'ils lisent la Bible et le Coran (pour être à même de s'intéresser à leur cours sur la religion), qu'ils manifestent pour défendre les droits des jeunes (pour s'intéresser à la philosophie politique), qu'ils lisent les brèves remarques historiques de leurs manuels de sciences (pour s'intéresser à l'épistémologie), qu'ils se rendent de temps en temps au musée (pour s'intéresser au cours sur l'art), etc. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il faut évidemment tout faire pour que cela le soit, mais il n'est pas question de se lamenter. Les anciens ont le devoir de montrer aux jeunes que toutes les activités ne se valent pas, et que voir Le septième sceau de Bergman est bien plus profitable que voir un match de football (et je ne place pas la pratique des échecs au dessus de la pratique du football, je ne fais que comparer des programmes télévisés). 
Enusite, il me semble que le cours de philosophie est, chez les terminales, bien plutôt un cours de culture générale qu'un cours de philosophie stricto sensu. Je crois que l'on peut maintement en comprendre la raison : ce cours a pour but, non pas seulement de donner les règles pour penser les choses, mais aussi, et en priorité, les choses elles-mêmes. Il n'y a pas de philosophie de l'art sans présentation d'oeuvres d'art. Il n'y a pas de philosophie politique, sans discussion de sujets purement et simplement politiques, etc. Et c'est seulement, lorsque les élèves possèderont ces choses qu'il leur manque, qu'il deviendra intéressant de proposer une théorie de ces choses. Alors, et seulement à partir de cet instant, il sera possible de faire de la philosophie sans ennuyer. 

Bref, on ne pense gaiment que si on s'est déjà frotté aux choses. Penser ce que l'on ne connaît pas, ce que l'on ne pratique pas, ne provoque que de l'ennui tout à fait légitime. Les élèves ont parfois, par chance, eu l'occasion de se frotter eux-mêmes aux choses : ceux-là sont un public conquis d'avance. Mais pour beaucoup d'autres, le cours de philosophie est, avant d'être l'exercice de la pensée, l'occasion de se frotter aux choses. 

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