vendredi 15 juin 2012

Valeur et liberté

Quand on adopte un certain regard sur le monde, celui des sciences, il semble que le monde se réduise à "la totalité des faits" (Tractatus logico-philosophicus 1.1). De plus, "dans le monde, tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive; il n'y a en lui aucune valeur" (Tractatus logico-philosophicus 6.41). La science est donc l'ensemble des énoncés vrais, un énoncé vrai étant l'expression d'un fait; et puisqu'il n'y a aucun fait de valeur, la science ne contient aucun énoncé de valeur.
Quelques brèves idées suffisent aussi à rejeter la liberté hors des sciences. Puisque toute chose a des antécédents, et que ces antécédents sont des causes, alors toute chose a une cause, et rien n'est laissé libre d'agir comme il le souhaite. Dire qu'une chose est libre ne peut être que l'aveu d'un manque de connaissance. Celui qui connaîtrait parfaitement toutes les conditions d'une situation saurait exactement tout ce qui se passera à l'avenir.
Du point de vue scientifique, ces deux exclusions paraissent indépendantes. L'exclusion des valeurs se fait au nom d'une certaine conception des faits. Les faits sont ce qui advient dans le monde, ce qui est; les valeurs sont par définition les idéaux, ce que les choses devraient être, et non ce qu'elles sont déjà (sauf, cas exceptionnel, dans lequel l'idéal est réalisé). Quant à la liberté, elle est exclue non pas en raison d'une conception des faits (en droit, on pourrait très bien imaginer des faits qui se déterminent eux-mêmes, sans qu'aucun phénomène préalable ne les cause), mais en raison du principe du déterminisme, principe qui impose de trouver une cause à toute chose, pour que l'explication soit complète. 
Je voudrais montrer pourtant que, considérées autrement, les valeurs et la liberté ne sont pas du tout indépendantes. Les deux s'impliquent mutuellement. Et les points de vue dans lesquels existent les valeurs et la liberté sont plus fondamentaux et ne sont pas réductibles au point de vue scientifique.

D'abord, admettons par hypothèse que la liberté existe. 
Les hommes sont capables de penser aux différentes options qui s'offrent à eux et de retenir la meilleure, sans qu'aucune autre cause ne détermine leur choix, que la seule considération du contenu de ces options. J'insiste sur la formulation précise de ce qu'est une personne libre, qui n'est pas la même chose qu'une volonté libre. Le libre-arbitre est une doctrine absurde, dans laquelle la volonté devient une petite personne dans la grande personne. Pour la doctrine du libre-arbitre, la volonté est une causa sui, capable de se déterminer à partir de rien. En effet, après avoir envisagé les différentes options, la volonté aurait encore une liberté d'assentir ou pas, sans que rien ne la détermine. On représente donc les options comme extérieures à la volonté, et celle-ci comme libre vis-à-vis de ces données extérieures. On voit cela très bien chez Descartes, dont la quatrième des Méditations métaphysiques distingue l'entendement, où sont placées les options, et la volonté, puissance d'adhérer à une de ces options, en fonction de ce qu'elle tient pour vrai ou pour bien. Mais ce système est absurde, la volonté devient un homoncule, qui à la différence des vrais hommes, n'aurait plus la moindre raison de se décider pour quelque chose, et pourrait aussi bien rester dans un sommeil éternel, puisqu'elle est entièrement vide. Il n'y a qu'une seule manière compréhensible de parler de la volonté (ou l'esprit, je ne fais pas la différence, contrairement à Descartes) : la volonté est les différentes options qui se présentent, elle n'est rien de distinct de ces options, et elle se détermine nécessairement à choisir l'option qu'elle se représente, à tort ou à raison, comme la meilleure. La volonté ne s'égare pas au-delà de ce que lui représente l'entendement, c'est l'homme seul qui s'égare au-delà de ce que lui représente son esprit, car c'est exactement la même faculté qui se représente les options et qui discerne en même temps la meilleure. La liberté d'une personne signifie donc que son esprit a pu retenir l'option qu'il juge la meilleure, sans avoir subi de pression de la part des multiples causes externes à son esprit, comme son corps, les autres personnes, le milieu social, les influences cosmiques. La personne a un intérieur, son esprit, et un extérieur, le reste, et c'est pourquoi il peut être libre. Mais l'esprit n'a pas d'intérieur, il est l'intérieur, le dire libre n'a aucun sens. Bref, être libre consiste à se déterminer selon des critères internes.
Et quels sont donc ces critères internes? Ce sont justement les valeurs. Quand un individu se demande ce qu'il doit faire, s'il doit rester chez lui pour finir son travail ou sortir se promener avec ses amis, lorsqu'il se demande s'il doit donner de l'argent à un mendiant pour l'aider à vivre ou ne pas lui en donner afin de l'obliger à sortir de cet état, quand il se demande s'il doit soutenir les socialistes ou les capitalistes, il se représente chacune des options comme marquées par des valeurs de bien et de mal, selon une quantité différente. Et c'est le fait qu'une option présente plus de bien que les autres qui détermine la volonté à y adhérer. Cette représentation de la délibération est très schématique, et partiellement fausse (il nous faut parfois comparer des valeurs hétérogènes, l'égalité et la liberté par exemple, et pas seulement faire des comparaisons quantitatives d'une même valeur). Mais cela suffit pour ici. Quant aux critères externes, on comprendra facilement qu'ils n'arrivent pas à l'esprit en se présentant comme tels. Sinon, l'esprit n'aurait aucun mal à les évincer et la personne à retrouver sa liberté. Les critères externes arrivent à pervertir les valeurs, à les faire changer d'objets, sans que l'esprit puisse apercevoir et contrôler ces changements. Par conséquent, la personne croit alors librement adhérer au bien, alors qu'elle n'adhère qu'à des valeurs fixées par l'extérieur (qui d'ailleurs, peuvent être meilleures que les siennes).
La conclusion est donc la suivante. Si les hommes sont libres, alors il est nécessaire qu'ils se représentent des valeurs, sans quoi ils ne pourraient pas agir. Si toutes les options avaient même valeur, l'esprit ne pourrait jamais se décider.

Maintenant, envisageons l'hypothèse inverse : les hommes ne sont pas libres.
Il faut quand même reconnaître que nous avons souvent à l'esprit des valeurs. C'est un point incontestable. Mais il se pourrait fort bien que nous les ayons, sans être libres pour autant. Pour avoir une idée d'une telle chose, il suffit de parcourir le livre IV de l’Éthique de Spinoza. Dans la préface, Spinoza rappelle que les hommes n'ont des idées du bien et du mal que parce qu'ils sont des êtres imparfaits, qui peuvent passer d'une moindre à une plus grande perfection (ce qui produit de la joie) ou d'une plus grande à une moindre perfection (ce qui produit de la tristesse). Mais les hommes ne sont pas libres de provoquer ces évènements, qui sont déterminés par le cours général de la nature. Par conséquent, pour Spinoza, cette connaissance du bien et du mal n'a rien d'objectif, n'est rien de plus que la conscience des changements qui ont lieu dans notre être (cf. proposition VIII : le bien est la conscience de la joie, le mal la conscience de la tristesse); et surtout ne confère aucune liberté aux hommes. La représentation du bien est juste une conscience, ce n'est pas quelque chose qui pourrait donner un motif d'agir à une personne libre.
Spinoza, sur ce point, me paraît dans l'erreur. Et la critique que je souhaite lui faire a suffisamment de portée pour remettre en cause l'écriture de l’Éthique en tant que telle. Si les hommes n'étaient pas libres, Spinoza n'aurait pas pu écrire l’Éthique
Je m'explique. Admettons donc que les valeurs soient seulement une manière de connaître la situation de notre propre corps. Et on doit concilier ceci avec le fait qu'aucun homme n'est libre. Je prétend que c'est impossible, pour la raison que la négation de la liberté remet en cause le statut même de la connaissance, et de celui qui cherche à connaître. En effet, connaître est une action comme les autres. Elle aussi est soumise à des valeurs, le bien et le mal dans la connaissance étant le vrai et le faux. Donc, pour qu'une connaissance de notre corps soit possible, il faut que la pensée puisse se représenter des énoncés comme vrais ou faux, et se déterminer librement. Si la pensée n'avait pas une autonomie de choix concernant les différentes théories possibles, si des causes extérieures déterminaient celle qu'elle retient, alors il deviendrait absurde de parler de croyance vraie ou de croyance fausse. Il n'y aurait que des représentations mentales avec des causes mais sans justification, des représentations qui n'auraient même pas la propriété d'être au sujet de quelque chose, d'avoir une référence. Car établir une référence suppose d'avoir fait un choix libre de lier une chose et un concept, puis de faire à nouveau le libre choix de se rappeler ce concept afin de repenser à cette chose. Mais si les concepts apparaissaient à l'esprit pour une raison non mentale, alors ces concepts ne signifieraient plus rien du tout. La pensée deviendrait un rêve permanent où des images défilent sans que l'on puisse leur accorder le moindre sens. Spinoza veut nier la dimension pratique des valeurs, et ne leur accorder qu'une dimension cognitive (elles nous permettent de connaître notre état, mais ne font pas agir). Mais c'est déjà trop s'accorder. S'il y a un quelconque état mental que l'on peut désigner comme une connaissance, c'est donc que l'esprit était suffisamment libre pour se fixer sur le vrai. Donc, si l'esprit peut librement choisir le vrai, on ne voit pas ce qui l'empêcherait de choisir n'importe quelle autre valeur.
Ainsi, brièvement résumée, l'objection est la suivante : Spinoza prétend que nous pouvons connaître des valeurs, mais que nous ne pouvons pas agir librement, en suivant ces valeurs. Or, la connaissance est une action comme les autres, qui demande d'agir en suivant ces valeurs. Donc, soit on nie que nous connaissions quelque valeur que ce soit, mais c'est inadmissible (chacun ressent bien la différence de valeur entre la joie et la tristesse); soit il faut nier la fausse prémisse, à savoir que nous ne pouvons pas agir librement. Nous pouvons agir librement, justement parce que si nous ne pouvions pas, nous ne pourrions pas connaître quoi ce soit. Il faut donc, selon moi, ajouter un nouvel énoncé à la liste des énoncés auto-réfutants : l'homme n'est pas libre. En effet, s'il n'est pas libre, il ne peut rien connaître. Et s'il ne peut rien connaître, alors il ne peut pas non plus savoir qu'il n'est pas libre. Nier la liberté est nier la possibilité du savoir. Donc, aucun savoir ne peut nier la liberté. 

Il y a donc bien implication mutuelle entre valeur et liberté. Être libre, c'est agir en suivant des valeurs. L'homme libre a besoin de valeurs pour s'orienter, et toute valeur, qu'elle soit épistémologique ou pratique, suppose la liberté pour avoir un contenu. La liberté s'étend donc à l'ensemble des activités humaines. On se souvient que Kant entendait prouver la liberté à partir du fait de la raison pratique, c'est-à-dire le fait que nous nous représentons des devoirs. Kant parlait de normes, là où nous parlons plutôt de valeurs, mais l'argument reste très proche. Simplement, je tiens à ajouter que la raison théorique prouve aussi bien notre liberté que la raison pratique. Dès lors qu'il faut choisir entre le vrai et le faux, il faut une liberté d'assentir au vrai, sans quoi toute notre connaissance devient un défilé de pensées ou de marques graphiques dépourvues de sens. Le point de vue scientifique, qui exclut du monde les valeurs et la liberté ne peut donc pas se fonder lui-même, sans quoi il détruirait ses propres fondations. Vouloir naturaliser l'épistémologie, donc nier la vérité et la liberté d'assentir ou pas (ce que fait Spinoza), revient simplement à détruire tout science, y compris cette tentative de naturalisation.

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