jeudi 13 septembre 2012

La juste part du silence

Je voudrais rapprocher deux phénomènes à première vue très différents. D'une part, on constate aujourd'hui les effets délétères de nos technologies, responsables de pollutions massives parce qu'elles sont très puissantes; et d'autre part, on se plaint depuis quelques siècles du déluge de livres, d’œuvres et de propos, qui ne peuvent jamais être appréciés à leur juste valeur, parce qu'ils sont sans cesse recouverts par de nouvelles choses qui arrivent en permanence. Il ne s'agit pas de se plaindre de la médiocrité de la production actuelle, qui est certainement aussi bonne que celle du passé. Mais il est indéniable que donner du temps à certains travaux oblige à sacrifier de manière injuste d'autres travaux qui mériteraient aussi de l'attention, ou bien à rogner sur le temps que nous consacrons à chacun d'eux.
C'est pourquoi je propose d'appeler pollution ce phénomène immatériel de saturation de l'information, qui fait que les récepteurs (le public) deviennent incapables d'absorber de nouvelles informations, ayant atteint leurs limites d'écoute, d'attention. Et tout mon problème sera donc de délimiter, comme le titre de ce post l'indique, la juste part du silence. Comment distinguer l'information qui sera utile à celui qui la reçoit, du bruit qui envahit tout? Comment ne pas submerger les autres du bruit que nous produisons sans cesse?

Je voudrais tout d'abord insister sur la distinction capitale entre les relations personnelles et impersonnelles.
Partout où les hommes commencent à se réunir et à agir en commun, les conséquences de leurs actions finissent par déborder largement le cadre des seuls participants. C'est parce que ces conséquences peuvent être néfastes sur d'autres personnes, mais aussi sur l'environnement, que la politique est nécessaire. C'est ainsi que Dewey distingue le public et le privé, dans Le public et ses problèmes. Le privé concerne l'ensemble des actions que les hommes ont les uns sur les autres, tant que les conséquences de ces actions ne s'étendent pas au-delà des intervenants. Si une personne en agresse une autre, si elle lui transmet des connaissances, si elle lui offre un cadeau, alors l'effet de ces actions ne dépasse pas la personne qui les subit ou qui en profite. Cette personne peut donc elle-même réagir, par la violence, en tenant un discours moral, en manifestant sa gratitude, etc. Ainsi la sphère du privé recouvre aussi bien la sphère individuelle que la sphère sociale, tant que cette dernière ne concerne que des relations personnelles que l'on peut réguler par la morale. Par contre, si une action ne concerne pas seulement toi et moi, mais aussi le tiers, qui n'a pas la connaissance personnelle des auteurs d'un acte, à qui il pourrait donner des leçons de morale, alors il est nécessaire d'instaurer une entité politique qui puisse réguler de telles interventions sur autrui.
Telle est donc la distinction que trace Dewey entre le privé et le public, c'est-à-dire entre la morale et la politique. La morale ne s'applique qu'aux relations personnelles : on fait la morale à son enfant, ou à ses amis, mais pas à un inconnu. Alors que la politique s'applique en tout premier lieu aux relations impersonnelles : elle est la recherche d'un bien commun entre personnes qui ne se connaissent pas, et qui ne souhaitent pas vivre ensemble, mais seulement cohabiter pacifiquement.
Ce que pointe Dewey, c'est le fait que depuis le développement technique considérable qui a suivi la révolution industrielle, et qui s'est largement poursuivi jusqu'à notre époque, d'immenses entreprises agricoles, industrielles et commerciales se sont constituées, disposant ainsi d'un pouvoir énorme sur l'ensemble de la planète. Cette alliance de techniques pouvant agir de manière globale sur l'état du monde et d'entreprises mondialisées a aboutit à une situation où le rapport entre interactions personnelles et interactions impersonnelles a basculé en faveur des secondes de manière vertigineuse. Lorsqu'une multinationale décide de diminuer sa "masse salariale" de quelques milliers d'hommes, la décision se prend dans un siège social pouvant être situé à des milliers de kilomètres du lieu des licenciements, sans que jamais le directeur n'ait eu le moindre contact avec ses employés. C'est très différent d'une petite entreprise de dix employés, dans lequel le patron connaît ses employés, et se comporte, par exemple, de manière paternaliste. De même, lorsqu'une centrale nucléaire explose à un endroit du monde, c'est l'ensemble du globe qui en subit les retombées. C'est fort différent du panneau solaire sur le toit de la maison familiale qui tombe en panne. Nous sommes aujourd'hui en mesure de nuire bien au-delà de notre entourage, et c'est pour cette raison que nous avons besoin de systèmes politiques de régulation à l'échelle des dommages que nous pouvons infliger. Que ces systèmes apportent chaque jour la preuve de leur impuissance est une remarque importante.
Cette différence entre les relations personnelles et impersonnelles ne se limite pas aux effets de la technique ou des décisions économiques. Elle concerne aussi les communications d'informations, la circulation des oeuvres d'art, et de la culture. Nathalie Heinich, dans De la visibilité, propose ainsi une théorie de la célébrité. Une personne est d'autant plus célèbre que le rapport entre le nombre de personnes qui la connaissent et le nombre de personnes qu'elle connaît est plus grand. Celui qui connaît beaucoup de personnes, mais n'est pas connu de grand monde est une personne qui lit et se documente, mais est anonyme. Celui qui au contraire est reconnu partout dans la rue, y compris par des personnes qu'il ne connaît pas du tout, est une célébrité. Chacun est donc théoriquement en mesure de calculer sa célébrité, en faisant le quotient entre le nombre de personnes qui le connaissent, et le nombre de personnes qu'il connaît. On retrouve ainsi le rapport entre relations personnelles et impersonnelles. Une personne qui n'est pas célèbre est quelqu'un pour qui presque toutes les relations sont personnelles : chaque personne qu'elle connaît est aussi une personne qui la connaît. A l'inverse, une personne célèbre a des relations principalement impersonnelles : elle entretient des relations avec bon nombre de personnes qu'elle ne connaît pas. Ainsi, un écrivain est lu de personnes qui ne le connaissent pas personnellement, une star de cinéma est vue par toute la planète, etc.

Pour lutter contre les pollutions physiques, la solution technicienne est bien entendu de développer de nouvelles techniques, qui son censées corriger les dommages produits par les premières. Il est courant de se moquer de ce mode de pensée. Il a pourtant son équivalent dans le domaine intellectuel. Pour lutter contre la pollution, de nouvelles revues sont chargées de recenser les livres qu'il faut lire, les spectacles qu'il faut aller voir. Nous n'avions déjà plus le temps de tout lire, il faudra donc maintenant lire en plus les revues qui recensent les livres que l'on n'a pas le temps de lire! En fait, de telles démarches aboutissent toujours à une concentration excessive. Si tout le monde lit la même revue pour savoir quoi lire, tout le monde finira par lire la même chose, puisque personne n'a le temps de s'intéresser à ce que cette revue ne recommande pas. Il faut donc trouver une autre voie que celle consistant à grossir le problème plutôt que le résoudre.
De même que lutter contre la pollution matérielle consiste essentiellement à diminuer la puissance des plus grandes industries, lutter contre la pollution intellectuelle consiste à diminuer la puissance des célébrités. Tant que chaque maisonnée coupe son bois pour se chauffer l'hiver, le bois a généralement le temps de repousser. Par contre, dès lors qu'une entreprise de bois s'implante quelque part et envisage, bien évidemment, de vendre aussi  à l'export, il est inévitable que le bois finisse par être coupé plus vite qu'il ne repousse. En matière d'intelligence aussi, si chacun a la possibilité de communiquer tous ses résultats à l'ensemble d'un pays voire du monde, il est inévitable que tous ceux qui travaillaient de manière locale soient écrasés et victimes de l'effet de saturation. Pourquoi irais-je lire un écrivain de ma région alors que je n'ai pas encore fini de lire Balzac, Flaubert et Stendhal? Pourquoi perdrais-je mon temps à discuter avec le professeur de philosophie bien médiocre de ma ville, alors qu'il serait bien plus profitable de lire Platon ou Kant? 
On pourrait continuer longtemps ainsi. Chaque fois, il s'agit du même processus : la capacité de toucher un public, c'est-à-dire un ensemble de personnes qui n'a pas de relation personnelle avec l'auteur, entraîne assez rapidement un effet de saturation, qui nuit inévitablement à tous ceux qui voudraient entretenir quelques relations plus personnelles. Et justement, c'est Platon qui nous met en garde contre les relations impersonnelles en matière d'intelligence, dans le Phèdre. Entre un livre qui s'adresse à tous de la même façon, qui dit toujours la même chose, qui ne se justifie pas, ne reformule pas, et une personne vivante, même moins brillante que l'auteur de ce livre, qui peut discuter, se justifier, se reprendre, adapter son propos à la situation de son interlocuteur, la personne vivante est toujours préférable. Je crois que son propos pourrait facilement être étendu à toute la culture. Assister à la représentation d'un morceau joué par de modestes musiciens laisse des souvenirs infiniment plus forts qu'écouter ce même morceau sur un disque, interprété par un grand musicien. Partout où nous avons la possibilité de réellement prendre part à une activité, rentrer dans des relations personnelles, au lieu de n'être qu'un public impersonnel, l'expérience devient plus riche, plus forte. Nous apprenons plus, nous retenons mieux. 

Dewey concluait le Public et ses problèmes par une défense des petites communautés, et par la valorisation des relations personnelles, qui seules permettent un véritable développement de la culture. Les hommes s'améliorent par les relations de face-à-face, et non par les livres ou les écrans. Je le rejoins donc, en étiquetant sa thèse par un nom qui ne lui aurait certainement pas plu, celui d'obscurantisme. L'obscurantisme est le refus du bruit de ceux qui ne nous connaissent pas et voudraient nous imposer leurs œuvres et leur science. Celui qui a fait des découvertes importantes, qu'il en parle d'abord à ses amis, avant de vouloir les déverser sur la terre entière, en quête de célébrité! Qu'il laisse leur droit aux autres de vivre dans le silence, et de prendre part aux relations avec leur proches.

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