samedi 17 novembre 2012

Langage et liberté

Je voudrais ici montrer que le grand projet naturaliste d'expliquer la totalité des comportements humains par les sciences naturelles, qui revient à nier la liberté humaine, ne marche pas. Et pour ce faire, je voudrais prendre l'exemple de la pratique du langage, qui me semble le cas le plus simple d'une activité qui mobilise des notions dont on ne peut rendre compte avec les sciences physiques. Ces notions là sont celle de personne, de liberté, de norme. Sans elles, il est impossible de décrire correctement les actes de parole, et les sciences ne peuvent pas les réduire à des concepts naturels.

Par sciences naturelles, j'entends l'ensemble des disciplines qui expliquent l'existence d'évènements au moyen d'autres évènements, selon un lien de causalité. Ce lien se caractérise de la façon suivante :
1) il établit une succession chronologique immédiate (la cause est immédiatement antécédente à l'effet)
2) il établit une relation strictement nécessaire (si la cause est présente, alors il est nécessaire que l'effet soit aussi présent).
3) il établit que la cause est bien le mécanisme responsable de l'apparition de l'effet (étant entendu qu'une corrélation n'est pas une causalité, et est une relation moins forte). 
4) il établit une raison suffisante de l'effet (quelles que soient les choses par ailleurs, si la cause est présente, alors l'effet est aussi présent).
La causalité permet donc à la fois une prévisibilité totale, et une explication complète des phénomènes. Si l'on connaît la cause d'un effet, alors on peut prédire avec certitude que, si on voit la cause, alors l'effet va suivre immédiatement. Dans une conception positiviste des sciences, on prétend que celle-ci se limite à prédire les phénomènes, donc à établir des lois de succession des évènements. La causalité se limiterait donc aux points 1 et 2. Mais c'est incorrect, parce que la démarche scientifique consiste aussi à donner une explication des phénomènes, donc la raison de leur existence, ce à quoi on parvient justement en accomplissant les exigences 3 et 4. Si l'on ne peut pas montrer que telle chose est bien la cause, et pas seulement un phénomène corrélatif, ou bien une simple condition nécessaire mais insuffisante de l'effet, alors l'explication scientifique n'est pas complète. 
Pour en venir au langage, l'exemple le plus simple de dispositif causal pouvant faire penser au langage est celui du piano. Un piano est capable de délivrer une large palette de notes, et la note qu'il émet est déterminée causalement par la touche qu'enfonce le pianiste. Le piano n'est donc pas une personne, il n'est pas libre, il ne parle pas. Il ne fait qu'émettre des sons en suivant une loi causale simple reliant la pression des touches à la vibration des cordes. On pourrait aussi prendre comme exemple un ordinateur qui "parlerait", en envoyant vers les haut-parleurs un signal électrique induit par les autres signaux électriques au sein du processeur et de la mémoire (le fait que nous humains ayons besoin d'un langage machine ou d'un langage de plus haut niveau pour intervenir sur ces signaux électriques ne change rien à l'affaire). Là encore, l'ordinateur ne parle pas, il émet des sons parce qu'il est causalement déterminé à le faire ainsi.

Passons maintenant aux pratiques linguistiques des êtres humains. Il est évident que les hommes ne parlent pas n'importe comment. Dans certaines circonstances, ils répondent presque invariablement de la même manière. Si l'on dit cent fois "bonjour", on est à peu près certain de recevoir en retour cent "bonjour" de la part de son interlocuteur. De même, dans une discussion, le propos présent est déterminé par le propos passé, selon un lien logique, ou parfois une association d'idées plus indéterminée. Néanmoins, on ne retrouve aucun des quatre points mentionnés au sujet de la relation de causalité. La succession chronologique immédiate n'a aucun sens pour le langage. La relation n'est pas nécessaire, il y a de nombreuses déviations qui n'ont pas de raison apparente (par exemple "salut" à la place de "bonjour"). La parole précédente n'est pas toujours responsable de la suivante : il se peut que l'on assiste à un dialogue de sourd, ou qu'un sujet s'arrête et que l'on entame un nouveau sujet. Et il n'y a pas non plus de raison suffisante. Un propos passé permet toujours une variété de réponses possible.
En conclusion, on peut dire, au moins à titre d'observation, que la causalité physique n'a plus cours dans les analyses du discours. Plus précisément, même si les dialogues étaient en réalité pilotés par une causalité physique, il faudrait la situer dans des mécanismes extérieurs au langage lui-même, extérieurs aux propos tenus. Ce serait donc dans les corps ou dans les cerveaux que l'on trouverait les raisons de tel ou tel propos tenu. Mais la causalité ne dépendrait pas du contenu symbolique du message, mais seulement de son effet physique, organique, sur l'interlocuteur. Bref, le symbolique exclut la causalité. Si la manipulation des signes était déterminée par des causes, elle perdrait sa nature même. Les sons émis par la voix cesseraient d'être des symboles, pour devenir des parties d'un phénomène global incluant les dispositions organiques, l'état du cerveau, le larynx, phénomène qui n'a en lui-même aucun sens. C'est tout à fait semblable au son émis par le piano, qui n'est pas un symbole de la vibration des cordes, mais est une partie du phénomène global, de vibration avec émission d'une onde sonore venant frapper les tympans.

Je crois qu'il faut insister très lourdement sur cette idée, tant elle choque le bon sens. Qu'est-ce qu'un signe? Ce peut être un objet, un geste, un son de la voix, une marque sur du papier, etc. Un signe est d'abord et toujours quelque chose qui appartient au monde physique (la linguistique parle de signifiant, mais je ne souhaite pas reprendre cette terminologie, à cause de la notion de signifié, qui lui est associée, et qui est trop délicate à manier). Mais en plus d'être cette chose physique, un signe porte aussi une norme (un concept). Cette norme a deux versions, une pour les noms propres, une pour les noms communs :
1) pour les noms propres : le signe "a" doit être utilisé seulement pour désigner l'individu a.
2) pour les noms communs : le signe "F" doit être utilisé seulement pour décrire un individu qui a la propriété F.
En parlant de norme, et en proposant une formulation qui contient l'expression "doit être", je souhaite m'opposer à une des conceptions magiques de la signification : la conception naturaliste. Pour celle-ci, il existe réellement des liens entre les mots et les choses. On a ainsi pu proposer une théorie causale de la référence, qui expliquait que le référent d'un terme est la chose avec laquelle on est en contact physique au moment où l'on établit la convention sur l'usage du terme. Je suis en face d'une flaque d'eau, je dis "eau" donc, ce terme désignera dorénavant tous les liquides de composition H2O. Si cette théorie est vue comme normative, si elle dit que le sens des noms doit être fixé par l'objet avec lequel on est en contact physique, je n'ai rien à objecter. Je pense en effet que la théorie causale est juste. Mais si par contre cette théorie prétend être une théorie descriptive de la référence, alors là, on tombe dans la magie pure et simple. La signification n'est pas quelque chose que l'on puisse décrire, la signification est ce qui rend possible la description, sans être elle-même un objet de description. La théorie causale n'est donc pas une description des normes de signification, elle en est une clarification de nature normative. Elle ne décrit pas des choses déjà données, elle impose une contrainte sur nos usages futurs (en les rendant plus cohérents, plus transparents).
Pourquoi prend-on les clarifications des normes pour des descriptions de choses? Parce que nous voulons, à raison, que l'utilisation des mots soit correcte ou incorrecte, et nous croyons que, pour ce faire, nous devons pouvoir calquer une image mentale de ce que nous disons, avec la perception réelle de ce qui est dit. Autrement dit, pour reprendre cette pathétique image des liens entre objets (Husserl parlait des rayons dans les Recherches logiques), vérifier la correction d'un usage est pour nous superposer une image mentale à la réalité. Si les liens se superposent parfaitement, alors la phrase est vraie. Si par contre les liens ne se superposent pas, alors la phrase est fausse. Par exemple, je dis que la neige est verte. Dans mon image mentale, les rayons en direction de la neige sont confondus avec les rayons vers les choses vertes. Par contre, dans le réel, les rayons en direction de la neige sont distincts de ceux vers les choses vertes. Donc, l'image mentale ne coïncide pas avec le réel, donc la phrase est fausse. Il faut absolument rejeter toute cette métaphore dangereuse des rayons au sein du réel. Le réel ne contient rien de tel.
Quelle conclusion tirer de ce refus? Les concepts, c'est-à-dire les règles relatives à la signification des expressions, ne sont pas des choses du monde. La totalité de l'humanité pourrait bien devenir daltonienne, le sens de "rouge" continuerait à être différent du sens de "vert". On dirait de l'humanité qu'elle est devenue incapable d'utiliser correctement ces deux mots de sens différent, mais on ne dirait pas que ces deux mots ont maintenant le même sens. Le sens des mots est irréductible à l'usage qui en est fait. Il est toujours au-delà de l'usage.
Au fond, il n'y a rien là de si surprenant. Parler, c'est pouvoir se tromper, pouvoir dire faux, pouvoir utiliser un mot à la place d'un autre. Cette possibilité de l'erreur est indissociable de la liberté dans l'usage des expressions. Seul celui qui est libre peut se tromper. Autrement dit, partout où il y a des normes de correction pour une activité, alors il y a aussi liberté. Un piano n'est pas libre, parce qu'il ne fait jamais d'erreur, et parce qu'il n'emploie jamais de norme pour "agir". Même, il n'agit pas. Il se contente d'émettre un son en fonction d'un évènement déclencheur. D'ailleurs, on peut remarquer qu'un piano peut être accordé ou pas. Mais l'accordage du piano ne signifie pas qu'il a des normes. Ce sont les auditeurs qui ont des normes quant à ce qu'ils attendent des sons du piano. Le piano, lui, fait toujours la note qui correspond exactement à la tension de la corde. Le piano est soumis à une cause physique, et c'est pourquoi le son émis n'est pas une action du piano, et que le son perçu n'est pas un symbole. Alors que dans le langage, celui qui parle doit se rapporter à une norme, y obéir en devinant ce qu'elle dicte dans la circonstance (puisque aucun constat factuel ne peut nous le dire), puis agir, c'est-à-dire énoncer une phrase. L'interlocuteur perçoit alors une phrase qui a un sens, parce qu'elle es soumise à une certaine norme. Puisque le mot "eau" doit être utilisé pour désigner H20, l'interlocuteur sait de quoi veut parler le locuteur, à la condition, bien entendu, que le locuteur ait respecté la norme. Là encore, vérifier que l'autre a bien parlé n'est pas quelque chose que l'on peut prouver physiquement. On peut certes montrer un fait (par exemple, en effectuant une hydrolyse), mais cela ne suffit pas, puisqu'il faut encore que les individus partagent la même idée de ce que veut dire la norme, et ce qui compte comme une preuve valide de ce que la norme est respectée (dans cet exemple, il faut que chacun accepte la technique de l'hydrolyse comme nous mettant vraiment en présence d'hydrogène et d'oxygène).

Pour résumer en peu de mots : Si une chose est causalement liée à une autre, le lien entre les deux n'est qu'un lien physique, et pas symbolique. L'effet n'est pas une action du sujet, mais un phénomène causal. Et ce sujet n'en est donc pas un, il n'est pas libre, il est juste un objet soumis aux mécanismes naturels. La causalité naturelle n'a pas l'idée de sujet (de personne), de liberté, d'action, et de symbole.
Si par contre une phrase est prononcée, alors elle peut être correctement utilisée, ou pas (vraie ou fausse pour une phrase descriptive). Donc elle possède des normes qui en fixent le bon usage. Or, une norme n'est jamais seulement un fait physique; il faut encore qu'un sujet reconnaisse ce fait physique comme ayant valeur de norme. Cette reconnaissance suppose la liberté. Personne ne peut être contraint à reconnaître une norme, tout simplement parce que c'est un non sens (semblable au droit du plus fort).
Donc parler, c'est choisir ses mots, c'est être libre. Donc la conception naturaliste de l'homme est réfutée.

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