samedi 3 janvier 2015

Le mental dans le bouddhisme et le transhumanisme

Je voudrais montrer que le bouddhisme et le transhumanisme, qui peuvent a première vue paraître assez opposés, partagent pourtant des convictions théoriques très fortes et pourtant discutables.  Ces convictions pourraient être étiquetées par la notion de "mentalisme". Il me semble que des argument assez solides remettent en cause ces deux conceptions.
Le bouddhisme soutient que notre âme survivra à notre mort et qu'elle passera par une période transitoire au cours de laquelle elle flottera sans corps. De même, on trouve certaines versions qui affirment aussi que l'âme peut se détacher du corps alors même que l'on est encore vivant. Dans ce cas, l'âme dispose de ses capacités perceptives et intellectuelles normales, si ce n'est que ces capacités sont censées être plus puissantes. Je présente évidemment ici quelque chose de très rudimentaire, mais mon objet est de discuter une position philosophique sur la nature de l'âme, et non pas une religion en particulier. Donc je prends le bouddhisme comme paradigme d'une conception de l'âme dans laquelle celle-ci a la possibilité de se séparer du corps tout en restant à peu de chose près la même que lorsqu'elle est logée dans le corps.
Le transhumanisme, lui, est une conception qui soutient que l'on va pouvoir améliorer l'homme grâce aux technologies biologiques et médicales. Ici, je ne m'intéresserai qu'à la conception de l'âme qu'il véhicule. En effet, le grand projet transhumanisme est de télécharger le contenu de notre mémoire dans un support informatique, afin de pouvoir, par la suite, "uploader" la mémoire stockée dans un nouveau corps. Ainsi, on réaliserait par la voie technologique un équivalent de survie de l'âme à la suite de la mort du corps. L'âme doit donc pouvoir être intégralement transcrite sous forme de données, pour circuler du corps du premier homme, vers le support de stockage, puis de ce support vers le second homme. 

L'idée commune au bouddhisme et au transhumanisme est donc, je l'ai dit, une certaine forme de mentalisme. Par mentalisme, j'entends l'idée que le contenu de l'âme pourrait être déterminé en faisant abstraction de tout ce qu'il y a en dehors d'elle. Dans le bouddhisme, l'âme est capable de penser et de percevoir sans avoir de corps ni de cerveau, elle peut faire tout ce qu'une personne physique peut faire, mais sans être une personne physique. Elle voit sans yeux. Elle pense sans cerveau. C'est pourquoi elle est capable de rester elle-même, non altérée, lorsqu'elle sort du corps. Et elle n'est que peu modifiée par son passage dans un autre corps, puisque sa mémoire est temporairement inaccessible, mais rien n'est définitivement perdu, puisque la connaissance de toutes ses vies lui reviendra pendant les périodes de transition entre corps. De même, dans le transhumanisme, le contenu de l'âme peut être intégralement transcrit dans un support numérique de stockage. Autrement dit, toute notre mémoire est faite d'information, qui est elle-même une certaine configuration cérébrale, pouvant bien entendu être inscrite sur un support physique.
Ainsi, le bouddhisme est spiritualiste, puisqu'il pense que l'âme existe sans le corps, alors que le transhumanisme est matérialiste, puisqu'il pense que l'âme se réduit à des dispositions cérébrales. Pourtant, les deux pensent que l'âme est isolable du corps dans lequel elle prend vie. Les deux pensent l'âme comme un fantôme dans la machine, pour reprendre l'expression de Ryle. C'est évident pour le bouddhisme. Mais c'est pourtant patent dans le transhumanisme aussi. Car celui-ci réduit la pensée à quelque chose qui se passe dans le cerveau, de sorte que l'on pourrait isoler le cerveau du reste du corps, et en même temps du reste de l'environnement naturel et social, sans affecter le contenu de cette pensée. Je n'ai même pas le courage de faire la liste de tous les spécialistes de science cognitive qui affirment que le cerveau pense, et disent cela en toute connaissance de cause, et non pas par facilité. Car beaucoup pensent vraiment que c'est le cerveau qui est le centre de la pensée, qui est un peu comme un pilote dans un navire, et que ce navire est le corps, les nerfs, les muscles, etc. étant le système de câblage permettant au pilote de recueillir des informations et d'agir pour déplacer le navire. La seule différence entre cette conception et le transhumanisme, c'est l'idée qu'on pourrait télécharger le pilote dans un disque dur, pour ensuite placer le pilote dans un nouveau bateau. Cette différence me semble au fond assez anecdotique, par rapport à l'adhésion massive à la thèse selon laquelle la pensée se passe dans le cerveau. 
En résumé, le mentalisme est l'idée que la pensée se passe quelque part, dans quelque chose. Que ce soit dans un cerveau ou dans une âme séparable d'un corps, cela ne change pas grand chose. Car dans les deux cas, la pensée est un évènement du monde parmi d'autres.  C'est cela qui est critiquable.

Quand je dis que ceci est critiquable, je ne veux certainement pas dire que c'est simplement faux. Si je soutenais que la pensée est un pur rien, qu'elle n'a lieu nulle part, on me reprocherait à raison de soutenir des thèses absurdes. Je veux plutôt montrer que tout le mental ne peut pas relever de la même analyse. Et dans un second temps, je montrerai que cette pluralité des phénomènes mentaux rend quasiment incompréhensible l'idée d'une survie de notre pensée après la mort physique. 
Tout d'abord, il faut distinguer les pensées et le mental. Les pensées ont un lieu et un temps déterminés. Si je pense à la Tour Eiffel, j'y pense un 3 janvier 2015, j'y pense en France, etc. C'est d'ailleurs pourquoi, comme le dit Wittgenstein dans les Fiches, quelqu'un pourrait m'interrompre dans cette pensée. Si un ami me téléphone, j'arrête immédiatement de penser à la tour Eiffel, et je me précipite vers mon téléphone. Alors que le mental n'a pas toujours de lieu et de moment précis, et c'est aussi pourquoi il n'est pas possible d'être interrompu dans ces pensées. Supposons par exemple que je croie en Dieu. Personne ne fait disparaître ma foi simplement en me poussant à penser à autre chose. La croyance n'est donc pas une pensée actuelle, elle n'est pas un état cérébral défini. Elle est quelque chose qui ne se comprend que dans le cadre de pensées actuelles qui ont eu lieu avant et qui auront lieu après, ainsi que dans le cadre d'activités solitaires (la prière, par exemple) ou collectives (la messe, par exemple). De même, si je désire être maire de ma commune, je ne cesse pas de le désirer dès que je fais autre chose que me consacrer à la conquête du pouvoir. Là encore, les désirs ne sont pas des états cérébraux, des pensées, mais quelque chose d'une autre nature, que j'ai appelé le mental. Bien entendu, le mental dépend des pensées, mais il est évident qu'il ne s'y réduit pas. Pour croire en Dieu, il faut avoir certaines pensées (et faire certaines choses). Mais la croyance en Dieu ne se réduit jamais à ces pensées (ou à ces actions). Elle est un outil d'interprétation, et non un fait demandant à être interprété. D'une personne qui pense à un grand barbu tout puissant et qui joint les mains en récitant des prières, on dit qu'elle croit en Dieu. Mais la croyance en Dieu n'est pas une pensée en plus de celles qui constituent cette croyance. Le mental est ce qui donne sens aux pensées, mais n'est pas une pensée parmi d'autres. 
Deuxième chose : la dépendance de la pensée au corps. Autant le bouddhisme que le transhumanisme laissent penser qu'on pourrait réaliser les opérations cognitives courantes, sans avoir de corps. Mais cette idée paraît extrêmement fragile. Je ne vois pas d'argument philosophique pour soutenir ceci, mais il me semble qu'un peu d'introspection psychologique le montre. Pour penser, nous avons besoin de disposer notre corps d'une certaine façon, agir sur nos membres, lancer nos mains sur le clavier, parler à nous-mêmes, etc. De même, une certaine stabilité des stimuli sensoriels est nécessaire pour garantir que la pensée avance à un rythme qui nous convienne, que nos pensées soient cohérentes, et ne s'enfuient pas dans toutes les directions. Il me semble qu'on ressent à quel point la disparition de notre corps et du monde extérieur ne mènerait pas à une pensée plus forte et plus rapide, mais plutôt à une pensée si rapide et instable qu'on ne parviendrait plus à penser du tout. 
Dernière chose : la dépendance de la pensée au contexte social. Vouloir localiser la pensée dans l'âme ou dans le cerveau, cela implique que la signification de nos pensées ne dépend pas du contexte social dans lequel elles se déroulent. Cela revient à dire qu'un état cérébral donné, ou un état de l'âme donné, pourrait être une addition, un souvenir de vacances, etc. indépendamment de la société qui a participé à éduquer une personne, lui a enseigné des manières d'agir et de penser, lui a donné les moyens de penser de nouvelles choses, etc. Je ne vois rien qui exclue qu'un Bédouin qui pense à une oasis et un Français qui pense à un centre commercial soient dans le même état cérébral. Un état cérébral ne semble jamais suffisant pour déterminer à quoi pense une personne. Il faut aussi en savoir plus si l'identité de la personne, son lieu et sa date de naissance, sa communauté d'appartenance. Or, toutes ces choses vont se perdre si on tentait de télécharger les configurations cérébrales dans un ordinateur, ou si on séparait l'âme du corps. D'ailleurs, les informaticiens savent que les données d'un disque dur ne sont lisibles que si on connaît le format de fichiers dans lequel ces données sont inscrites. Le format de fichier est aux données ce que la culture est aux pensées. Mais aucun transhumanisme ne me semble avoir d'idée précise de la manière dont on va sauvegarder les cultures, en plus de sauvegarder les états cérébraux individuels, et pour cause! La culture n'est pas le genre de choses dont on peut sauvegarder les configurations spatiales et les zones d'activation!

Il me semble donc que l'on a là des arguments qui convergent tous vers la même idée : le mental est très largement indépendant de ce qui se passe dans le cerveau, ou dans notre intériorité. C'est pourquoi, à supposer même que nous puissions conserver le contenu du cerveau ou de notre intériorité après notre mort, ce contenu serait si pauvre et si différent de ce que la pensée représente pour nous, que la perspective d'une survie de notre pensée après la mort semble ne plus avoir le moindre charme. Ce que nous voudrions, c'est garder nos croyances, nos désirs, nos intentions, bref, notre identité. Or, c'est justement cette identité qui est le plus indépendante des pensées actuelles que nous pouvons avoir. Elle dépend de notre corps, de notre société, de nos rapports aux autres, qui nous écoutent, nous comprennent, nous renvoient une image de nous-mêmes. Sans tous ces rapports aux autres, sans des activités sociales, la pensée n'aurait plus le moindre sens. C'est certainement le transhumanisme qui pousse la bizarrerie à l'extrême. Que peut donc signifier la pensée, si celle-ci se localise dans un cerveau qui pourrait tourner à vide, sans corps? Que signifie penser à des tomates, si la possibilité d'en toucher et d'en manger est exclue par principe? Que signifie croire en Dieu, si la possibilité de s'agenouiller, de regarder le ciel, de réciter des prières, est exclu?
Bouddhisme et transhumanisme prétendent que la pensée peut être localisée. Mais cela revient à la dénaturer. La pensée, par nature, doit avoir un sens, doit vouloir dire quelque chose, renvoyer à quelque chose. Et ce sens des pensées n'est pas quelque chose que l'on trouve à l'intérieur des pensées. C'est quelque chose qui dépend de ce qui se trouve à l'extérieur, et qui ne s'effectue qu'au moyen de ce qui est à l'extérieur. Telle était la difficulté que je signalais au commencement. La pensée n'est nulle part en particulier, pourtant, il lui faut avoir sans cesse des relations avec des choses. Car nous pensons, depuis un lieu, à quelque chose en un autre lieu. L'espace de la pensée est mental. Et cet espace mental inclut la société, le corps, l'âme. L'espace mental ne se réduit pas à l'âme, ou au cerveau.

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