mercredi 25 mars 2015

"Devoir implique pouvoir"

Dans les discussions sur l'éthique normative, ce principe est souvent employé, et généralement tenu pour acceptable. C'est sa version contraposée qui est la plus intéressante, elle dit qu'à l'impossible, nul n'est tenu, que l'on ne peut pas exiger de quelqu'un ce qu'il serait incapable de faire. Je compte ici montrer que ce principe n'est valide que dans un sens assez limité.


D'abord, je voudrais montrer que ce principe, pris dans toute sa généralité, est faux, et je suis même tenté d'ajouter radicalement faux, à tel point que les discussions sur ce principe me semblent tout à fait disproportionnées. Le principe signifie que l'on ne peut exiger de quelqu'un que ce qu'il est capable de faire. Or, c'est une trivialité que de dire que certaines personnes devraient faire quelque chose, alors qu'elles n'en sont pas capables, mais parce qu'elles se sont elles-mêmes mises dans cet état. Un exemple simple. J'ai fixé un rendez-vous à 13h avec quelqu'un, et il me faut environ trente minutes pour m'y rendre. J'ai bien sûr l'obligation de respecter l'heure de rendez-vous, ce qui relève de la politesse. Jusqu'à 12h30, j'ai le devoir de partir afin d'être à l'heure. Par contre, passée cette heure, je n'ai plus la capacité d'être à l'heure. Est-ce que cela veut dire que je n'en ai plus le devoir? Evidemment si! J'ai toujours le devoir d'être à l'heure, et on peut me reprocher de ne pas l'être, même si je suis devenu incapable d'arriver à l'heure. 
Mais, dira-t-on, dans cet exemple, la personne est responsable de s'être rendue incapable de faire son devoir, et c'est cela qu'on lui reproche, et non pas le retard lui-même. Nous aurions donc le devoir de ne pas nous rendre incapables de faire notre devoir. C'est tout à fait vrai. Mais ce n'est pas toute la vérité. Car même si notre incapacité n'était pas de notre fait, nous serions toujours soumis à la loi, et responsables de ce que nous faisons. Imaginons une personne insensible à la souffrance humaine, cynique, dépressive, et qui n'a ni envie de se fatiguer pour les autres par devoir, ni envie de se fatiguer pour les autres par élan d'amour. Cet état d'esprit n'est pas de son ressort, il ne l'a pas choisie. Il subit plutôt sa constitution physiologique qui le porte à la dépression et au cynisme. Est-il exempté des règles morales et du devoir d'assistance à autrui? Evidemment non. Son état peut bien, à la limite, constituer une excuse, mais certainement pas une justification. Comme tout homme, il se doit d'aider les personnes dans le besoin, et ceci n'est conditionné à aucun état psychologique particulier. Nous sommes légitimés à le blâmer de ne rien faire, même si nous sommes aussi obligés de lui concéder des circonstances atténuantes. 
En d'autres termes, les exigences morales sont inconditionnelles parce qu'elles ne dépendent absolument de la constitution humaine en général, ni de la physiologie particulière de chacun. Un devoir reste un devoir, même inaccessible. La distinction du factuel et du normatif ne peut pas être remise en question au point de faire dépendre les normes de ce qui est humainement réalisable. 

Néanmoins, ce principe "devoir implique pouvoir" contient aussi un élément de vérité. En tant que principe moral, il est faux, mais en tant que principe social et politique, il trouve tout son sens. On dit assez souvent qu'il serait cruel d'exiger des autres ce qu'ils ne peuvent pas faire. C'est vrai, mais il faut préciser que ce qui est cruel n'est pas l'exigence elle-même, mais la punition que subissent ceux qui n'ont pas réussi à satisfaire ces exigences. Punir des individus pour ne pas avoir atteint des normes inaccessibles, c'est en effet de la cruauté inacceptable. C'est pourquoi je distingue la morale d'une part, et le social et la politique de l'autre. Car, dans une société, les règles sont presque toujours assorties de sanctions. Exiger l'impossible, c'est punir à coup sûr, ce qui est tyrannique et absurde. Par contre, qu'une norme morale, en tant qu'idéal à atteindre, reste inaccessible, ceci n'est qu'un trait contingent relative à la constitution humaine, et cela ne remet nullement en cause la norme morale elle-même.
Voilà donc pourquoi, dès que l'on passe dans le champ social, la distinction entre justifier et excuser est si importante. On pourrait très bien imaginer un système pénal qui reconnaîtrait les hommes comme coupables d'actes qu'ils ne pouvaient pas éviter. Ce système n'a rien de cruel ni en général d'inacceptable, tant que ces hommes sont excusés. Ils seraient condamnés, mais sans subir de peine. On retrouve ici une autre distinction, entre légalisation et dépénalisation. On peut supprimer une peine parce qu'on estime qu'elle serait cruelle, et néanmoins trouver que l'action jugée doit rester illégale. Concernant les drogues, cela a tout son sens : les personnes sont souvent dépendantes, de sorte qu'il ne leur est pas possible (ou du moins, très difficile) d'arrêter. Les punir serait cruel, puisqu'on punirait alors quelqu'un qui ne peut pas faire autrement. Par contre, on pourrait toujours tenir la consommation de drogue pour une activité illégale, répréhensible. Je ne dis pas que cette solution a ma préférence, par rapport à, disons, la légalisation pure et simple. Je dis juste qu'elle est envisageable. Pour tout dire, sur ce sujet, la solution la plus juste est de punir les fournisseurs sans sanctionner les consommateurs, en reprochant aux fournisseurs de créer de la dépendance chez l'acheteur dans le but de s'enrichir. Notre société défend la liberté plus que tout, il est donc inacceptable que l'on autorise la vente de substances qui créent des effets physiologiques de manque.


Ainsi, devoir implique pouvoir est un principe pénal plutôt que morale. Son intention n'est pas de fixer l'étendue des devoirs, mais l'étendue des peines. Il faut sortir d'une vision simpliste dans lequel tout manquement du devoir implique une sanction. Car le devoir est inconditionnel et universel. Alors que la peine dépend des capacités humaines, et des circonstances. La morale ne connaît tout simplement pas les excuses. La justice pénale, elle, doit leur accorder une place. Or, être excusé, c'est très exactement être responsable de ce que l'on a fait, mais ne pas avoir pu faire autrement que ce qu'on a fait. Celui qui pouvait faire autrement n'a pas d'excuse, il est coupable et punissable. Celui qui n'a pas fait exprès, donc ne pouvait pas faire autrement, reste coupable, mais il est juste qu'il ne soit pas puni. Voilà donc la vraie valeur du "devoir implique pouvoir" : une exigence de clémence.

2 commentaires:

  1. Le contre-exemple du rendez-vous est le seul vraiment intéressant, et il ne convient pas, parce que tu ne distingues pas l'obligation de tenir sa promesse et de se rendre au rendez-vous et l'obligation de se rendre à CE rendez-vous.

    La première est évidemment maintenue, mais pas la seconde dès qu'il devient matériellement impossible d'assister au rendez-vous.

    Imaginons que 12h30 soit passé, à 12h45 je téléphone à un autre ami. Je ne lui dirais pas : "je dois me rendre à ce rendez-vous", mais : "je devais me rendre à ce rdv", ce qui montre bien que l'obligation de ce rendre à CE rdv est levée parce qu'il est impossible de la satisfaire.

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    1. D'abord, ce post est expéditif, non pas par superficialité, ignorance ou que sais-je, mais tout simplement parce que je prends les arguments au sérieux. Ruwen Ogien, dans Le rasoir de Kant, consacre un chapitre entier à ce principe : il donne les exemple habituels sur ce sujet (dont celui que je reprends du retard au rendez-vous, mais aussi celui du débiteur qui a perdu son argent et ne peux plus rembourser, et celui du kleptomane), mais n'en tire pas de conséquence, alors que ces arguments sont définitifs et ferment la discussion.
      Bref, au lieu de me prendre pour un philosophe scolastique qui juxtapose les arguments pour et les arguments contre, je me propose simplement de prendre le meilleur argument, en soutenant qu'il est suffisant pour renoncer à une thèse absurde.

      Ceci étant dit, je m'aperçois qu'il reste une certaine ambiguïté sur le terme de devoir, qui justifie des remarques complémentaires. Quand on dit qu'on doit faire quelque chose, cela veut dire que l'on en est responsable, au sens où l'on parle de rendre des comptes. Et il y a aussi un second sens de devoir, qui signifie l'adhésion à la conclusion d'un raisonnement pratique.
      Commençons par ce second sens. La conclusion d'un raisonnement pratique, c'est plus familièrement une intention. L'intention représente ce que l'on dois faire (ce doit peut être moral, ou seulement prudentiel). Dans ce sens là, il est évident que "Devoir implique pouvoir" est vrai. Ce qu'on se représente comme impossible, on ne peut pas avoir l'intention de le faire.
      Mais il y a un autre sens de devoir, celui de responsabilité, qui vaut aussi bien pour la morale que pour la prudence. Car une intention, c'est une norme à laquelle doit répondre notre action, l'action doit se mettre à la hauteur de ce qu'on se représente dans l'intention. Or, considéré ainsi, "devoir implique pouvoir" est faux. Le devoir, donné par l'intention, continue à avoir cours, et c'est pourquoi nous pouvons nous reprocher à nous-mêmes d'avoir échoué, et les autres aussi peuvent nous reprocher d'avoir mal agi. Si le devoir disparaissait avec l'impossibilité, l'imputation de l'échec serait impossible. C'est ton usage du passé "devais" qui montre bien cela : autant il est vrai qu'une fois l'occasion passée, nous ne pouvons plus avoir l'intention d'agir, autant la responsabilité ne s'est pas évaporée.
      Par contre, la distinction que tu proposes n'est pas utile. Je parle seulement de l'obligation d'aller à CE rendez-vous. Elle n'est pas levée justement parce que nous sommes définitivement responsables de ne pas y être allé, et que l'impossibilité, en général, ne créé pas l'irresponsabilité. Ce n'est que dans des circonstances spéciales que l'impossibilité crée l'irresponsabilité. C'est pourquoi "devoir implique pouvoir" est faux.

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