samedi 27 février 2016

Un consentement peut-il ne pas être libre?

Toutes les professions qui ont affaire à des clients ou à des patients qui doivent prendre des décisions importantes doivent tenir compte du consentement libre et éclairé de ces clients ou de ces patients. Le Code de la santé publique, qui a cours pour les professionnels de la santé, médecins et infirmiers, affirme, dans l'article L1111-4 : 
Le médecin a l'obligation de respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d'interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger, elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable. Elle peut faire appel à un autre membre du corps médical. (...)
Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment.
Le texte utilise la notion de consentement, mais lui ajoute les qualificatifs de "libre" et "éclairé", ce qui n'est pas sans poser problème. L'objectif de ce post est de discuter la notion de liberté appliquée au consentement. Je laisserai de côté la notion de consentement éclairé, parce qu'elle est moins problématique. Dans une situation de soin, les techniques médicales étant souvent complexes, le patient ne peut pas savoir ce qui est bon ou mauvais pour lui. Il lui faut donc des informations venant de professionnels compétents. S'il n'a pas eu cette information, il risque de faire des choix qui lui sont nuisibles. Donc, je supposerai toujours dans la discussion que le patient est correctement informé, qu'il dispose de toutes les informations nécessaires à sa prise de décision, et qu'il a des facultés intellectuelles normales. Reste donc à discuter la notion de consentement libre.

Il faut d'abord soulever un premier problème : on appelle consentement le fait de donner librement son accord à quelque chose. Dans la notion même de consentement, il y a déjà l'idée de liberté. Inutile donc d'ajouter "libre" à "consentement", et l'expression "consentement libre" semble un pléonasme, alors qu'un consentement non libre n'est pas un consentement du tout.
Ainsi, toute chose qui remet en cause la liberté d'agir remet en même temps en cause la capacité de consentir à quelque chose. C'est par exemple le cas lorsqu'une autre personne exerce une forme de chantage ou de menace. Si on me met un pistolet sur la tempe en me demandant de signer, je vais évidemment signer n'importe quoi. Pourtant, on ne pourra pas exiger de moi que je respecte le contrat signé, parce que de telles conditions de signature annulent l'acte lui-même. Cette discussion est développée par Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque (livre III), qui affirme que, si on menace de tuer notre famille si on n'obéit pas, et qu'on exécute l'ordre, l'ordre est consenti. Certes, il s'agit bien d'une action volontaire, puisque celui qui exécute un ordre pour sauver sa famille fait bien un choix, en fonction des contraintes qui portent sur lui. Cependant, l'acte n'est pas consenti au sens normal du terme, dans la mesure où la personne n'aurait jamais accepté cela si quelqu'un d'autre n'avait pas menacé sa famille. Les contraintes sont telles que la personne ne peut pas être tenue pour libre, et c'est pourquoi son consentement est nul.
Les choses pourraient en rester là. En cas de contrainte évidente sur quelqu'un, son consentement est nul. Et dans tous les cas où il n'y a pas de contrainte particulière, son consentement est valide. Ainsi, on pourrait utiliser la notion de consentement sans même avoir besoin de le qualifier de libre.

Pourtant, les choses ne se sont pas arrêtées là. A tort ou à raison, c'est ce qu'il convient de savoir. Car un certain nombre d'individus, avec des intentions assez variées, veulent élargir le spectre des contraintes sur le consentement. Ils ne veulent pas se limiter à la menace physique ou au chantage. Ils veulent aussi inclure des contraintes économiques, psychologiques, sociales, etc.
Prenons un exemple, qui va directement au cœur du problème. Je suis en bonne santé mais pauvre, et je ne trouve pas de travail. J'ai beaucoup de mal à finir les mois. On me propose alors de vendre un de mes reins, pour un prix très confortable, qui me permettrait de bien vivre pendant plusieurs années. Je vais donc très certainement accepter. Je me rends dans un hôpital, et signe un accord dans lequel j'accepte la vente d'un rein contre de l'argent. Fin de l'exemple. Pour un libéral, il y a ici un consentement normal. Pour un individu moins libéral, appelons le paternaliste, le consentement ici n'est pas libre. Pour des raisons évidentes, le paternaliste ne peut pas dire que ce n'est pas un consentement. Les raisons sont que je n'ai pas été menacé par quelqu'un, je n'ai pas subi de pression, j'étais parfaitement sobre quand j'ai signé le contrat, j'en comprends les clauses et en mesure les risques et l'intérêt, etc. Toutes les conditions sont réunies pour que le consentement soit parfaitement valide. Donc, la stratégie de repli est de dire qu'il s'agit bien d'un consentement, mais qui n'est pas libre, parce qu'il est accompli sous la menace de la faim, du manque d'argent, etc.
Prenons un second exemple, lui aussi central. Je suis très âgé, dans une santé déclinante, et je viens de perdre ma femme. J'ai du mal à m'en remettre, je suis particulièrement triste et déprimé. Suite à un accident sérieux, je suis cloué au lit, et j'ai besoin d'une perfusion pour m'alimenter. Ne voyant plus de sens à ma vie, vie qui en plus risque de se réduire à de longs moments de douleur physique, je demande aux médecins d'arrêter la perfusion et de me laisser mourir. Bien que les médecins en aient le droit dans l'absolu, ceux-ci m'estiment dépressif, la dépression ayant été causée par la mort de ma femme. Ils refusent donc d'accéder à ma demande, et me prescrivent au contraire des anti-dépresseurs. Fin de l'exemple. Ici aussi, le paternalisme consiste à tenir un consentement valide pour non libre, car venant d'une personne qui n'est pas dans son état normal. La dépression est assimilée à une maladie, qui fausse la conscience d'une personne, et la rend incapable de savoir ce qu'elle veut vraiment. Le consentement ne redeviendra libre qu'une fois la dépression guérie par des médicaments ou par une thérapie.
Ce que fait le paternalisme, c'est d'utiliser le flou de la frontière entre contrainte et liberté, pour faire passer de plus en plus de situations dans les cas de contrainte. Mais puisque, comme dans les paradoxes sorites, les décalages progressifs finissent par mener à des résultats inacceptables, alors il faut réaliser une petite opération rhétorique, qui ici consiste à construire la notion de consentement libre ou non libre, de façon à continuer à pouvoir dire, comme les libéraux, et comme le bon sens, qu'il y a bien consentement, tout en disant que ce consentement n'est pas valide, et pouvoir ainsi faire passer des opinions paternalistes.

Il me semble donc que les paternalistes soulèvent une bonne question, même s'ils le font de manière maladroite. Il n'y a décidément aucun moyen de sauver la notion de consentement libre. Par contre, il est tout à fait justifié de discuter des limites entre contrainte et liberté, donc entre non consentement et consentement. En effet, il est parfaitement acceptable de se demander si on consent vraiment à accepter un travail quand on meurt de faim, à porter un enfant pour autrui quand on ne trouve pas de travail, ou à demander la mort quand on est dépressif. Il ne suffit pas que la personne ait l'air de signer en connaissance de cause pour que le consentement soit valide.
Mais quel critère pourrait-on proposer? Je n'en vois qu'un seul : l'expérience de pensée sur des situations contrefactuelles. Je suis très pauvre et j'accepte de vendre un rein. La question qu'on doit me poser, pour vérifier mon consentement, est de savoir si j'accepterais encore de le vendre si j'étais plus riche. Si la réponse est non, alors mon consentement n'est pas réel. Si la réponse est oui, mon consentement est réel. Une précision importante : on peut faire dépendre l'argent gagné en vendant mon rein de mon niveau de richesse. Si je suis déjà riche, la somme reçue doit être énorme. Ainsi, j'ai toujours intérêt à vendre mon rein, et l'expérience de pensée est pertinente. Car alors, on peut vraiment dire si la marchandisation de son propre corps est une horreur qu'il faut interdire au plus vite, ou bien une activité à laquelle on pourrait se livrer si elle était suffisamment rémunérée. Je laisse chacun répondre.
Ce critère souffre de deux problèmes importants :
1) ce critère de l'expérience de pensée supprime une contrainte pour savoir ce que j'aurais fait (vendre ou pas ce rein). Mais ça ne va pas, car l'ensemble de nos décisions est toujours prise sous contrainte. Donc, évidemment, si on retire par hypothèse une contrainte, mon comportement sera modifié. On ne peut pas tenir l'absence de contrainte pour une condition du consentement, sans quoi absolument aucun consentement ne sera réel. Il faut admettre que beaucoup de contraintes soient compatibles avec le consentement. L'argent et le manque d'argent sont-ils compatibles? Je ne peux pas le dire, car cela relève d'une discussion d'éthique normative, et ne peut pas être réglé en réfléchissant abstraitement à la notion de contrainte ou de convention. Je serais fortement tenté de répondre que le manque d'argent est une contrainte qui annule le consentement. Cela ne signifie d'ailleurs pas que je suis contre la marchandisation du corps. Cela peut simplement signifier que je suis pour l'existence d'aides sociales ou d'un revenu de base qui permette aux gens de ne pas prendre de décisions sous la contrainte de la faim. Donc, on ne peut pas attendre de ce critère qu'il résolve tout. S'il est satisfait, alors la personne est libre, par contre, il peut ne pas être satisfait et pourtant la personne est aussi libre.
2) ce critère est embarrassant quand il doit être utilisé par les personnes ayant des états mentaux inhabituels. En effet, ces états mentaux vont manifestement biaiser les résultats. Un dépressif voudra certainement mourir, alors que le même individu, après avoir pris quelques antidépresseurs ou quelques euphorisants, voudra certainement vivre. Mais où réside la contrainte? Est-ce la dépression, ou est-ce le psychotrope? Qui est le plus lucide? Le dépressif qui voit les choses froidement, ou l'homme normal qui est trop occupé et actif pour prendre conscience de la nullité du monde? Là encore, on est obligé de s'engager dans des questions morales redoutables pour répondre. Tant qu'on n'a pas une réponse, on ne peut pas dire qui peut consentir, et qui ne le peut pas.

Je résume. Tant que l'on prend des contraintes simples et évidentes (pistolet sur la temps, etc.), il n'est pas utile de rentrer dans des discussions morales, et c'est pourquoi tout le monde arrive sans problème à dire qu'un individu ne consent par réellement s'il subit ces contraintes-ci. Par contre, dès que l'on envisage des formes de contraintes plus complexes, moins évidentes (la pauvreté, la dépression), il faut entrer dans des considérations morales pour savoir si nous devons ou pas les tenir comme niant le consentement.
C'est pourquoi les libéraux reprochent aux paternalistes de moraliser, et de faire dépendre le consentement de jugements moraux sur qui est libre ou ne l'est pas. Mais on ne peut pas le reprocher aux paternalistes, car la question se pose bel et bien. Face aux cas difficiles, on ne peut pas ne pas se prononcer. On peut bien sûr se prononcer à la manière des libéraux, en affirmant que les pauvres et les dépressifs sont consentants à tout ce qu'ils signent. Mais il s'agit alors d'un choix moral, et pas d'une position de neutralité. D'ailleurs, aucune position n'est neutre. Simplement, il y a des choix moraux qui sont si faciles qu'ils ne seront jamais discutés. Par exemple, personne ne dira jamais qu'un individu avec un pistolet sur la tempe est parfaitement libre. Pourtant, c'est bien un choix d'ordre moral, un choix du même type que celui que l'on doit faire quand on réfléchit aux pauvres.

Suis-je libéral, ou paternaliste? J'ai dit qu'il me semblait qu'un pauvre n'est pas libre de consentir, car il acceptera n'importe quelle offre si cela peut lui éviter de mourir de faim. C'est un choix plutôt paternaliste, même si c'est un paternalisme minimal. Car dans le fond, le libéralisme a raison sur le point suivant : s'il n'existe pas d'accord évident sur qui est contraint et qui est libre, le mieux est que le doute profite à la liberté. Donc, le consentement des individus doit être respecté chaque fois qu'il n'est pas évident de savoir si ces individus sont contraints ou pas. Par contre, en cas d'accord universel sur la contrainte, il est normal de retirer aux individus la capacité de consentir, et ce, afin de les protéger. J'imagine qu'il y a accord universel sur le faim qu'un pauvre qui meurt de faim subit une contrainte qui remet en cause son consentement. 

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