jeudi 29 décembre 2011

De l'anonymat (sur internet et ailleurs)

Je voudrais ici me livrer à une discussion sur la légitimité de l'anonymat lors de prises de paroles publiques. Ce faisant, j'évoquerai la situation de l'anonymat sur Internet, mais aussi dans l'ensemble des autres lieux de discussion. Internet démultiplie les occasions de prise de parole, et facilite considérablement l'anonymat du fait de la possibilité de s'exprimer derrière un pseudonyme, et même de multiplier les pseudonymes. Il n'y a rien de bien compliqué à avoir deux, trois, dix pseudonymes renvoyant tous à la même personne physique. Mais fondamentalement, Internet ne me paraît pas changer les données du problème, il ne fait que rendre plus urgent que jamais la nécessité de clarifier cette question de l'anonymat.
Par ailleurs, l'auteur de ce blog s'exprimant lui aussi derrière un pseudonyme, l'enjeu de ce post est donc, plus directement, d'interroger la légitimité d'une telle pratique. Ai-je eu raison de protéger mon identité réelle en permettant seulement à mes amis proches de me reconnaître, ou bien ne suis-je qu'un lâche qui n'ose se présenter publiquement à visage découvert? Faudra-t-il donc que je signe mes prochains posts de mon vrai nom, ou bien puis-je conserver mon pseudonyme?

Le problème se pose dans les termes suivants : utiliser un pseudonyme, c'est cacher son identité réelle, c'est empêcher les autres de nous reconnaître, lorsque nous tenons certains propos. Pourquoi vouloir se cacher lorsque l'on parle publiquement? On pourrait répondre, et cette réponse est acceptable, que l'on cherche à masquer son identité de façon à tenir des propos inavouables, scandaleux, criminels, propos que l'on n'oserait jamais tenir si l'on devait dévoiler sa véritable identité, de peur d'être blâmé par ses concitoyens, voire condamné par la justice. Ainsi, nul doute que l'anonymat favorise les prises de positions extrémistes de toutes sortes (poujadistes, racistes, hargneuses, etc.). Je note que cet argument est au fond le seul qui soutienne ceux qui veulent en finir avec l'anonymat sur internet. Et il ne fait aucun doute que les commentaires sur les sites d'information, les forums de discussion, etc. seraient largement plus modérés et consensuels, si chacun devait s'exprimer en son nom propre.
Néanmoins, il faut bien voir qu'un tel argument, qui prétend modérer les positions extrémistes, en demandant à leurs auteurs de s'exprimer publiquement, aurait pour conséquence, s'il était défendu jusqu'au bout, d'exiger que nous mettions fin au vote à bulletin secret, dans les suffrages électoraux. Car après tout, les mêmes opinions extrémistes rejaillissent lors d'élections, si les citoyens peuvent exprimer ces opinions en votant sans dire aux autres ce qu'ils ont voté. Si le vote était public, s'il fallait lever la main dans une assemblée pour soutenir son candidat, nul doute que bon nombre de positions politiques seraient considérablement affaiblies. Je ne dis rien ici de très original, tous les sondeurs par téléphone savent que les personnes votant à l'extrême droite ne l'avouent pas aisément au sondeur, même si celui-ci leur garantit l'anonymat. Or, quoi que l'on pense des idées d'extrême droite, serait-on prêt à lutter contre elles en abolissant le vote à bulletin secret, et en obligeant tous les électeurs qui veulent participer au vote à exprimer publiquement leur soutien à un candidat? Chacun comprend que ce genre d'idées serait dangereuse, quasiment totalitaire.
Pourtant, osons aller jusqu'au bout de cette idée, et demandons nous pourquoi la suppression du vote à bulletin secret aurait des allures de décision totalitaire. Après tout, cela n'a rien d'évident. Il semble au contraire que, dans une démocratie, toutes les opinions démocratiques puissent s'exprimer sans crainte d'être condamnées, et leurs auteurs mis en danger. En démocratie, beaucoup de citoyens adhèrent à un parti, lisent des journaux d'opinion, discutent de politique avec des personnes plus ou moins proches, tant que les idées que ces personnes soutiennent sont relativement acceptables. Par contre, les opinions extrémistes, elles, passent beaucoup moins bien. Personne ne défend ouvertement la dictature, l'oligarchie, la suppression des étrangers, et toutes les idées politiquement et moralement inacceptables. 
Autrement dit, il semble que, conformément aux idées de Kant (et des théories contemporaines de l'éthique de la discussion), le caractère public d'une opinion, le fait qu'elle puisse être dévoilée publiquement, garantisse sa moralité. Autant les maximes d'action ou les opinions politiques que l'on peut dévoiler à tous sont acceptables, autant les maximes d'action et les opinions politiques qui n'existent que si elles demeurent cachées sont immorales. Un cambrioleur de bijouteries ne peut pas déclarer à tous son activité, sans la détruire ipso facto. De même, un anti-démocrate qui s'exprimerait publiquement serait lui aussi contredit du fait même qu'il s'exprime. Il serait rejeté par tous les démocrates. Les positions anti démocratiques peuvent donc être défendues anonymement, dans l'isoloir ou derrière un masque, mais jamais publiquement. Car le fait même de les exprimer place leur auteur dans une situation d'exclusion. Autant le braqueur qui se déclare braqueur aboutit aussitôt en prison, autant le partisan de la dictature déclarant publiquement qu'il voudrait instaurer une dictature se retrouverait lui aussi en prison, ou du moins isolé politiquement. 
Cependant, ce critère de publicité, chez Kant, a une conséquence assez déplaisante, que Constant lui a rappelée au cours d'une discussion célèbre, sur un prétendu droit de mentir. En effet, Constant prétend que l'on a droit de mentir pour protéger un innocent poursuivi par de dangereux agresseurs. Kant répond que, même dans ce cas, le mensonge est interdit. Ici, on comprend que Kant a deux règles distinctes pour juger de la moralité d'une maxime, et que les deux divergent parfois. C'est le cas ici. Car, si on s'en tient à la règle de l'universalisation de la maxime, il est normal de mentir : on peut bien penser que tout homme, confronté à cette situation d'avoir à sauver un innocent en mentant aux agresseurs, devrait mentir. Par contre, en appliquant la règle de la publicité de la maxime, il n'est plus possible de mentir. Si l'on devait dire à tous les hommes que l'on mentirait pour sauver un innocent, alors les agresseurs seraient au courant que l'on va mentir, et donc entreraient chez nous de force et fouilleraient notre maison jusqu'à trouver la personne innocente. Bref, le mensonge supporte parfois la règle de l'universalisation, mais il ne tolère jamais celle de publicité. Il est impossible de reconnaître auprès de tous que nous allons mentir dans une circonstance donnée, sans détruire en même temps cette possibilité de mentir. Le mensonge ne peut exister que s'il est secret, et la publicité détruit ce secret. Ainsi, Kant, dans sa discussion avec Constant, privilégie implicitement le critère de la publicité, plutôt que celui de l'universalité, et on voit que ce critère aboutit à un résultat très regrettable. Car nous sentons bien que nous devons mentir, dans un tel cas. Bref, parfois, le secret a du bon, vouloir toujours l'abolir est dangereux.

Ce que montre ce propos, c'est que, même si, en démocratie, la publicité des propos garantit plutôt leur moralité, dès lors que certaines personnes ont des intentions un peu moins pures, il est hélas nécessaire de pouvoir cacher nos intentions et nos opinions politiques, afin de ne pas être victime de leurs mauvais desseins. Si tous les hommes étaient bons, il n'y aurait rien à craindre de l'expression publique de ses opinions. Mais puisqu'il reste des gens mauvais, leur mentir ou leur cacher certaines choses est le seul moyen de bien agir. Pour bien agir, il n'y a pas d'autre choix que de mentir aux agresseurs de personnes innocentes.
Comment cela se traduit-il dans la vie politique, où bien naturellement, on ne peut pas opposer de manière si caricaturale les bons et les méchants? Il faut ici rappeler une autre distinction célèbre de Kant, faite dans Qu'est-ce que les Lumières?, entre l'usage public et l'usage privé de sa raison. L'usage privé est l'usage que l'on peut faire dans le cadre de son activité professionnelle. Celui qui est professeur doit rester politiquement neutre, et transmettre les savoirs au programme, quelle que soit son opinion sur ce programme. Celui qui est directeur de la communication d'une entreprise privée doit défendre son entreprise dans les médias, même s'il pense au fond de lui que les produits que vend cette entreprise sont mauvais. Ainsi, dans toute activité où nous sommes contractuellement engagés à tenir certains propos, notre parole ne peut pas être libre. Par contre, l'usage public de la raison est le libre usage de la raison dans la sphère publique, celle de la presse et des médias, des lieux de recherche scientifique, des livres, etc. Ici, chacun peut s'exprimer comme il l'entend, et défendre des opinions contraires à celles qu'il doit défendre lorsqu'il est dans le cadre de ses fonctions privées. Ainsi, un professeur peut, en tant qu'individu, affirmer que le programme scolaire ne vaut rien, un directeur de communication affirmer que son entreprise vend des produits bas de gamme, etc. Ainsi, le même homme est tantôt contraint au discours exigé par sa profession, et tantôt entièrement libre de tenir les discours qu'il souhaite. 
Or, c'est ici que l'anonymat redevient très important. En effet, si le même homme pouvait être identifié comme s'exprimant en privé (dans le cadre de ses fonctions professionnelles) d'une manière, et en public (en tant que simple homme ou simple citoyen) d'une autre, nul doute qu'il serait bien vite réprimandé par son patron, qui le blâmerait de tenir de tels propos, voire le licencierait. De même, les fonctionnaires sont largement pris en étau entre la liberté d'expression à laquelle ils ont droit au même titre que n'importe quel autre citoyen, et le devoir de réserve qui les oblige à ne pas critiquer trop ouvertement le gouvernement qu'ils sont censés représenter. Autre exemple, un peu différent, si un commerçant tenait dans des meetings publics des discours politiques qui ne plaisent pas du tout à ses clients, il risquerait de perdre ces clients, et donc d'affaiblir sa situation économique, alors qu'il n'a rien à se reprocher d'un point de vue professionnel. 

A quoi peut donc servir l'anonymat? Il sert à garantir la séparation réelle, et non plus seulement conceptuelle, entre l'usage public et l'usage privé de la raison. Il sert à se protéger par avance de tous les moyens de pression exercés par les autres, qui disposent, par leur fonction professionnelle ou leur statut social, d'un moyen de nuire à celui qui exerce son droit de parole d'une manière qui leur déplait. Sur le plan des principes, ces représailles sont injustes. Il est injuste de licencier un homme à cause de sa prise de parole en tant que citoyen, alors qu'il fait son travail parfaitement.. Il est injuste que les clients punissent un commerçant, parce que celui-ci voudrait se mêler de politique. Mais puisque ce genre de pratiques existe, alors l'anonymat est un recours indispensable, et nécessaire, sur internet et ailleurs. Le secret est le meilleur moyen de se protéger de ces moyens de pressions.
L'anonymat est donc un droit de tout citoyen, dans son usage public de la raison. Chacun, lorsqu'il intervient dans la sphère publique, peut le faire avec la qualification qu'il désire, et nul ne doit être tenu d'afficher toutes ses affiliations, ses métiers, ses préférences. Si un individu veut se présenter comme simple citoyen sur la place publique, il doit le pouvoir. Si au contraire il veut présenter publiquement son affiliation à une association militante ou un parti politique, il peut aussi le faire. Mais nul ne doit être forcé de le faire. Et puisque l'information circule vite, que celui qui dévoile son nom sera rapidement identifié comme ayant telle fonction, comme appartenant à tel mouvement, alors le droit de cacher son nom est un droit inaliénable.
Ainsi, l'anonymat est un droit lié à l'exigence plus générale de séparation des sphères politiques, économiques, scolaires, culturelles, etc. De même qu'il ne serait pas juste de s'aider de son capital économique pour réussir dans le champ scolaire, ou le champ politique, il ne serait pas juste non plus de chercher à nuire à un individu dans le champ politique grâce à une situation dominante dans un autre des champs. Un patron peut détruire la carrière de son employé. Mais il serait inacceptable qu'il le fasse en raison de ses opinions politiques. Or, si l'anonymat était interdit, de telles situations seraient fréquentes, puisque l'on pourrait facilement identifier une même personne dans différentes sphères. Alors que si l'anonymat est possible, l'identification des personnes devient presque impossible, et chacun a la sécurité qu'il ne sera pas pénalisé dans un champ à cause de sa situation dans un autre.

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