dimanche 11 mai 2014

L'argent est-il un instrument de domination?

Je m'étais déjà exprimé sur ce sujet dans un article précédent : Qu'achète-t-on avec de l'argent?
En résumé, je soutenais alors que l'argent donne un pouvoir sur les autres hommes, et que ce pouvoir, à la différence de la dette, est un pouvoir impersonnel. Car l'argent ne soumet personne en particulier, il donne un pouvoir de soumettre quiconque a un besoin d'argent dans la société à laquelle on appartient.
Ceci dit, l'article est incomplet, car il n'introduit pas de distinction entre types de pouvoir, et notamment la différence entre un pouvoir qui serait légitime, et un pouvoir illégitime, qu'il convient d'appeler domination. Je voudrais donc aborder la question de savoir si l'argent donne un pouvoir sur les autres, pouvoir que les autres sont prêts à accepter, ou bien si l'argent permet la domination, c'est-à-dire permet de retirer à autrui sa liberté, ce que personne n'est prêt à accepter. 
La question ne va pas du tout de soi, et on ne peut pas l'écarter au seul prétexte que tout le monde utilise de l'argent, et que tout le monde cherche à en avoir le plus possible. Le fait que tout le monde participe à la circulation monétaire ne prouve aucunement que les gens approuvent ce système, cela prouve seulement qu'ils ont été obligés d'y participer, et qu'une fois que l'on en fait partie, tout le monde conviendra facilement qu'il vaut mieux être riche que pauvre. On aurait dit la même chose du temps de l'esclavage. Dans un système esclavagiste, mieux vaut être maître qu'esclave, et mieux vaut avoir beaucoup d'esclaves qu'un petit nombre. Reste que le système esclavagiste est illégitime pour des raisons morales. Je voudrais poser la même question au sujet du système financier.
Quels sont les enjeux? Il ne s'agit absolument pas d'abandonner l'échange d'argent, de revenir au troc ou au contraire d'inventer un nouveau système économique qui ne passerait pas par l'argent. Ce genre de discussion appartient aux économistes, pas à la philosophie. Il s'agit plutôt de s'interroger, dans une optique libérale, sur la valeur du consentement de celui qui accepte un échange d'argent. Lorsque l'on vend sa force de travail à une entreprise de nourriture pour chiens; lorsque l'on met son intelligence au service de la création de produits financiers dangereux; lorsque l'on accepte d'avoir une relation sexuelle avec un parfait inconnu; etc. le fait-on librement, ou bien est-on forcé de le faire, tout comme l'esclave était forcé de travailler pour son maître? 

Tout d'abord, comme mon précédent article le signale, l'argent n'est jamais un pouvoir personnel. Cela signifie que, lorsque l'on a besoin d'argent, on n'a pas à me soumettre à une personne en particulier. Si on ne veux pas travailler pour un marchand d'armes, libre à chacun de trouver un autre employeur. C'est une différence avec le système esclavagiste, dans lequel l'esclave reste toujours soumis à une personne particulière. Cela se traduit donc par le fait que l'esclave est obligé de travailler dans le secteur de son maître (cela arrive encore de nos jours dans certaines industries, comme le textile, ou le matériel électronique). 
Néanmoins, la faim nous tiraille tous. Si on ne gagne pas d'argent, on meurt de faim, ou bien on en est réduit à une vie dans la rue, qui peut être d'une dureté terrible. Il nous faut donc, d'une façon ou d'une autre, accepter un travail. Il en résulte que, même si nous pouvons choisir notre maître, nous avons besoin d'un maître, quelqu'un qui nous fera travailler pour lui. Celui-ci ne peut pas obtenir n'importe quoi de nous, puisque nous gardons la possibilité d'en changer à tout moment. Mais, si les conditions de travail sont équivalentes dans les autres entreprises, alors l'employé n'a pas le pouvoir de se défendre (en faisant abstraction de la lutte syndicale). 
Ainsi, on peut résumer la situation ainsi : le maître n'a plus le pouvoir de retenir l'esclave par la force, car l'esclave est toujours libre de choisir un autre maître; néanmoins, puisque ses besoins vitaux le forcent à travailler, il n'a pas la possibilité de s'échapper de toute relation de domination, il a seulement la possibilité de choisir la domination.
On me reprochera sans doute d'avoir donné la réponse avant l'argumentation, en employant déjà la notion de domination. C'est que, la simple formulation du résumé impose ce terme. En effet, il y a bien de la domination, simplement, au lieu d'être une relation entre un maître et un esclave, elle est une relation entre l'ensemble des maîtres, et l'ensemble des esclaves. Aucun des esclaves n'est libre; il ne peut choisir qu'entre la mort et le travail, ce qui veut dire qu'il choisira le travail; quant au travail qu'il choisit, il ne peut prendre que l'intersection logique entre l'ensemble des travaux proposés et l'ensemble des travaux déjà pourvus par d'autres esclaves. En bref, il prend ce qu'il reste. Je sais bien que l'on a établi le système des diplômes scolaires pour obtenir un meilleur travail et ainsi réduire les choix de ceux qui ne parviennent pas à avoir de diplômes. Mais comme le dit Rousseau, la liberté n'est jamais destructrice d'elle-même, et une liberté que l'on obtient en réduisant celle des autres n'en est pas une. 

L'argent est donc bien un instrument de domination, puisqu'il permet, dans une société fondée sur la division du travail, d'organiser collectivement la domination des travailleurs par les patrons. L'argent serait seulement un pouvoir s'il était possible de vivre honorablement sans argent. Dans ce cas, nous aurions toujours le choix de nous retirer, de trouver un bout de terre n'appartenant à personne, et le cultiver pour vivre indépendamment. Mais puisque cette option n'est plus envisageable, et que la participation au système monétaire est une condition nécessaire pour survivre, alors celui-ci domine ceux qui doivent travailler. Dans la très fameuse dialectique du maître et de l'esclave, Hegel explique que c'est la peur de mourir qui pousse l'esclave à se soumettre. Cette explication a une valeur générale, et ne vaut pas seulement pour une relation entre deux personnes. Partout où certains sont obligés de faire ce que d'autres leur disent afin de rester en vie, alors il y a relation de domination.
En ayant à l'esprit que les échanges économiques sont le plus souvent des rapports de domination (peut-être pas tous, mais une très grande part de ceux qui ont lieu sur le "marché du travail"), on peut, je crois, répondre à une querelle classique du libéralisme, celle de la valeur du consentement des prostituées, des mères porteuses, etc. On peut aussi en déduire notre attitude vis-à-vis de ces activités : faut-il les interdire parce qu'elles seraient dégradantes, qu'elles mènerait directement à la marchandisation du corps humain? Ou bien faut-il les tolérer, tant que celles qui les exercent le font de leur plein gré?
Quand on autorise certaines professions, on rend possible le cas où seuls ces professions se trouveraient en situation d'embaucher. Imaginons que cela arrive, que le seul secteur d'activité qui embauche soit la prostitution. Toutes les femmes au chômage seraient donc obligées d'accepter ce type de travail, puisqu'il en va de leur survie. L'argument libéral s'effondre donc. Autoriser la prostitution a des conséquences qui portent au-delà de ceux qui veulent librement s'y adonner. Cela a des conséquences sur tous ceux qui sont soumis à des rapports de domination, c'est-à-dire tous ceux qui ont besoin de travailler, c'est-à-dire à peu près tout le monde. Donc, à supposer qu'une bonne partie de la société trouve la prostitution dégradante, alors l'autoriser pour quelques uns fait courir le risque que tous ceux qui n'en veulent pas soient contraints de l'exercer quand même.
Ainsi, contre les libéraux, il me semble que les secteurs d'activités contestés ne peuvent pas être libéralisés simplement parce que certains individus consentiraient librement à exercer dans ces secteurs. Même la règle de la majorité, ici, paraît choquante. Si un travail est jugé ignoble par une petite frange de la population, l'autoriser fait courir le risque à ces individus de devoir l'exercer pour vivre. Ce serait extrêmement dur, et potentiellement, en conflit avec la laïcité (si le secteur bancaire est le seul à embaucher, quelqu'un dont la religion lui interdit de prêter à intérêt a-t-il pour seul choix de se laisser mourir de faim?).

Ainsi, chacun devant travailler pour vivre, nous sommes toujours soumis à ceux qui nous embauchent, et le système monétaire est l'instrument de répartition collective de la domination. C'est pourquoi les libéraux s'égarent lorsqu'ils pensent que la relation entre un acheteur et un vendeur peut être libre. Et c'est pourquoi ils font une grosse erreur en pensant que seuls des préjugés moraux peuvent faire obstacle à la libéralisation du secteur de la prostitution (ou des drogues). Nous sommes contraints de travailler, et la loi est un instrument pour nous protéger d'avoir à accepter n'importe quel travail pour vivre. Bien sûr, cela revient à interdire à certains d'exercer une activité qu'ils auraient souhaité faire. Mais il en est toujours ainsi avec la loi, qui interdit à certains de faire quelque chose, afin que les autres n'aient pas à subir les conséquences de cas actions.
A quelle condition pourrait-on se rallier aux libéraux? La condition est que le travail soit libre. Pour cela, il faudrait que chacun reçoive une allocation en cas de chômage suffisante pour vivre honorablement. Dans ce cas, accepter un travail serait un libre choix, et personne ne pourrait imposer aux autres de ne pas se prostituer, ou servir de mère porteuse, etc. Mais tant que la menace de mourir de faim ou de vivre dans la rue plane, il serait injuste de libéraliser les secteurs d'activité contestés.

12 commentaires:

  1. Que de confusions ! On croyait qu'il s'agissait de montrer que l'argent est un pouvoir de domination, et on arrive à une critique du salariat.
    Les deux choses sont évidemment distinctes. Le capitalisme n'a pas inventé l'argent. Il pourrait même fonctionner sans argent, avec un système de droits sur la production matérialisé différemment.
    Le premier point n'a pas du tout été montré, quant au deuxième, on dirait un tract de Lutte ouvrière.
    Les travailleurs actuels ne sont pas les prolétaires des usines de Manchester d'il y a deux siècles. Ils sont protégés par un statut passablement contraignant pour les employeurs. L'activité salariée s'exerce dans le cadre d'une certaine structure de droits sociaux assez exigeante. Mais ce n'est pas là le point essentiel.

    Pourquoi disons-nous, à gauche du moins, que les salariés sont les esclaves des capitalistes (plutôt que des patrons, qui sont aussi travailleurs et salariés) et non les capitalistes les esclaves des salariés ? La question de savoir qui sera en positon de force dans la négociation du contrat de travail dépend simplement du rapport de l'offre et de la demande. En situation de plein-emploi, pourquoi les capitalistes ne seraient pas les esclaves de salariés qui peuvent faire valoir n'importe quelle exigence ?
    On pourrait répondre que le salarié a l'obligation de travailler en général. Il doit travailler pour quelqu'un ou mourir de faim. Mais Robinson aussi doit travailler ou mourir de faim ! Et si ce n'est pas le cas, c'est que Vendredi travaille pour lui. Imaginons une société où plusieurs individus doivent se répartir une certaine charge de travail. L'institution du marché serait une façon particulièrement efficace et juste de procéder. Ce qui nous gênerait, cependant (je vais très vite), serait qu'il y ait des individus disposant d'un capital sans l'avoir acquis par leur travail.
    Mais alors le problème n'est pas le salariat en tant que tel, ni l'argent, ni rien de ce qui est dénoncé dans ce post.

    Quant à la prostitution, je n'ai pas compris l'argument. Ce n'est pas parce que la prostitution est autorisée que tous ceux qui ont besoin de travailler-en-général-ou-mourir vont devenir prostitué. Si le seul emploi ouvert aux femmes était la prostitution, par décret d’État, nous en voudrions à ce décret et non à l'autorisation de la prostitution.
    Peut-être juges-tu offensant que les individus soient en position de se demander s'ils pourraient devenir prostituées ?

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  2. Ta réponse ne va pas du tout, mais je m'aperçois que je suis allé trop vite sur certains points :
    D'abord, je ne dis jamais que l'argent est la cause de la domination. L'argent est un instrument. Un instrument est un outil. L'argent permet à la domination, qui existe indépendamment, de s'exercer de manière impersonnelle. Mais il ne créé rien du tout.

    Moi même, j'ai longtemps hésité à garder ce titre, parce que j'étais aussi gêné par cette confusion entre argent et salariat. Pourtant, je l'ai gardé, car cette confusion est pertinente. Par contre, je m'aperçois que mon blog fluctue un peu : tantôt je parle seulement de marché du travail, tantôt je parle des échanges d'argent. Or, dans ceux-ci, on trouve aussi bien le salaire versé au salarié, que la somme payée par un client pour acheter un produit. Je prends l'extension la plus grande : mon affirmation marche pour tout type d'échange. Autrement dit, la domination vaut aussi bien pour le patron qui paie son salarié que pour le client qui paie un commerçant. Bref, cet article n'a pas spécialement l'odeur d'un tract de Lutte Ouvrière (je ne comprends même pas pourquoi tu parles des conditions de vie des salariés, ce n'est pas le sujet!).

    Ton argument central repose sur une distinction parfaitement ahurissante. L'homme se retrouve scindé en deux. Une partie (la partie phénoménale sans doute) a faim et doit travailler pour vivre. La seconde partie (nouménale, évidemment) est un être spirituel qui participe au jeu de l'offre et de la demande. En effet, en posant les problèmes de cette manière, on ne risque pas de comprendre quoi que ce soit aux rapports de force. Il faut au contraire se dire que c'est parce que l'homme a faim qu'il est tenu de rentrer dans le jeu de l'offre et de la demande. Cela implique donc pour lui, que, à un prix ou un autre, il doit trouver un débouché à sa force de travail. Et pour ne pas restreindre ceci au salarié, on pourrait dire de même pour un petit commerçant. Il lui faut, de toute façon, vendre sa marchandise s'il ne veut pas mourir de faim.
    C'est pourquoi il faut absolument faire la différence avec un investisseur qui lui, si la transaction ne lui convient pas, peut toujours sortir du jeu. L'investisseur a déjà suffisamment d'argent pour manger, et ne place que le trop-plein. C'est pourquoi il est à l'abri de la domination. Définitivement. Si vraiment, comme tu l'imagines, le rapport de force est trop en faveur du salarié, il renoncera à créer son entreprise, et dépensera son argent autrement (en voitures, piscines, voyages, etc.). En résumé : la domination n'est possible que parce que des hommes ont faim, et ont besoin de travailler pour manger. Or, dans notre société le travail est donné par les clients ou les patrons, donc le travailleur dépend toujours du client ou des patrons. Par contre, celui qui a suffisamment d'argent pour être à l'abri de la faim est aussi à l'abri de la domination.

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    1. Je ne vois toujours pas le rapport avec l'argent. Si l'encre qui permet d'imprimer le contrat de travail est nécessaire pour qu'il soit conclu, l'encre est-elle un moyen de domination ?
      Visiblement, ce que tu déplores n'est pas l'existence de l'argent, mais l'existence des marchés. Imaginons que les gens soient payés en kilos de pâtes. Celui qui a suffisamment de kilos de pâtes sera à l'abri de la domination parce qu'il ne mourra pas de faim ?

      Je ne suis pas de droite, donc je suis d'accord avec l'esprit de l'argument. J'aimerais qu'il existe un argument de ce genre qui soit vraiment concluant. Mais il y a de nombreuses difficultés.

      Je ne sais pas d'où tu sors cette distinction entre travailleur phénoménal et nouménal et ne comprends pas la première partie ta réponse. Je vais donc m'efforcer de clarifier le premier message.

      une première difficulté est que le travailleur n'est pas confronté à l'alternative de travailler pour ce méchant patron x ou mourir de faim. Il est confronté à l'alternative de travailler pour un patron x, y, ou z, ou mourir de faim (ou trouver un financement, ou toucher le RSA, etc. pourquoi tout cela est-il oublié ? Que critiques-tu exactement : le capitalisme "pur" ou la société actuelle ?). L'alternative est nettement moins dramatique. D'autant que si le rapport de force sur le marché du travail est en faveur des travailleurs, ils peuvent imposer leurs exigences.
      Il est vrai qu'il y a une dissymétrie entre le capitaliste et le travailleur, que le capitaliste peut toujours s'acheter des voitures, au lieu d'investir, à condition que l'actif du capitaliste soit liquide !!!

      Imaginons que je me suis saigné pour acheter une entreprise et que les travailleurs qualifiés que j'ai embauché me font du chantage. Ils menacent de quitter mon entreprise, ce qui aurait pour effet de stopper la production et de me ruiner, car je ne peux immédiatement en embaucher d'autres. Ils me condamnent à leur reverser intégralement le profit et leur laisser toute latitude ou mourir de faim. Qui est dominé ?
      Je suis d'accord que ce genre de situation n'est pas tellement courante. Mais le fait qu'elle soit possible montre qu'il faut mieux identifier les conditions de la domination.
      Pour certains économistes, le travailleur dispose d'un capital humain. Évidemment, on ne peut en tirer en revenu qu'en le plaçant sur le marché du travail. Mais le capital productif est aussi dans ce cas, et le capital financier n'est pas forcément non plus très liquide.

      la deuxième difficulté est que le capital ne sort pas de nulle part. Si le capital est issu d'un travail préalable, on peut considérer (pas moi) que celui qui le détient a le droit de le faire fructifier à son gré. Admettons que cela permettre à quelqu'un de sortir de l'alternative (qui est l'alternative originelle ! Voir le cas de Robinson dans le message précédent) de travailleur ou mourir de faim. En quoi cela est-il injuste ?


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    2. Quelque chose est un instrument de domination dès lors que :
      1) il est nécessaire pour satisfaire des besoins vitaux
      2) il est approprié par certaines personnes
      3) il est rare
      C'est le cas de l'argent, mais pas de l'encre, qui n'est pas rare (le patron veut bien prêter son stylo pour signer le contrat de travail), et pas vital non plus.
      Ensuite, je pointe un mécanisme de domination, mais je veux pas du tout y mettre fin. Au contraire, dirais-je justement pour la raison que tu expliques dans ta réponse : grâce à l'argent, je dépends de x, y ou z, au choix, alors que sans l'argent, ma dépendance est personnelle. Reste que, même si la domination se dilue, elle existe néanmoins, puisque ce sont x, y, et z qui, par leur choix sur le marché du travail, vont décider de mon sort. Si tous les trois estiment que le travail chinois est plus consciencieux et est moins payé, je meurs de faim.
      Pourquoi ne pas parler de marchés, plutôt que d'argent? C'est vrai que l'argent suppose le marché, alors que le marché ne suppose pas l'argent, même si l'hypothèse d'un marché sans argent est quand même un peu ridicule. Donc d'accord pour ta proposition. C'est bien le marché qui créé ce phénomène d'une domination impersonnelle, où chacun dépend de l'ensemble des autres agents plutôt que d'un en particulier. Je dirais même que, grâce à l'argent du salaire, le salarié peut ensuite exercer un pouvoir de domination sur la production, alors que s'il était payé en nature, la domination n'aurait lieu qu'entre l'ensemble des patrons producteurs de pâtes, et l'ensemble des consommateurs de pâtes...

      Le RSA est conditionné à la recherche d'un emploi, ce qui change tout; et trouver un financement suppose qu'il y ait des débouchés. Si les emplois vacants sont ceux que propose le méchant patron x, et qu'il n'y a pas d'autres créneaux pour investir, alors le salarié est obligé de travailler pour x. Il me semble que la seule chose qui changerait radicalement cet état de domination est une allocation universelle, inconditionnelle. Dans ce seul cas, accepter un travail serait un libre choix, et non un choix contraint.
      Les salariés ont certes un pouvoir de négociation, mais limité par le fait que, pour un patron, son entreprise n'est pas vitale. Il peut s'être saigné, mais alors, il n'est pas rationnel : chacun sait qu'on ne doit pas compter sur l'épargne peu liquide en cas de coup dur. S'il est rationnel, il peut supporter la fermeture de son usine. Des employés qui se mettraient en grève finiraient donc par mourir de faim avant lui, ce qui n'est pas rationnel. S'ils retrouvent un autre employeur, alors cela signifie que le pauvre patron n'était pas compétitif, il lui faudra revoir ses salaires à la hausse. Donc, je conclus qu'en cas de conjoncture favorable, les employés peuvent largement tirer leur épingle du jeu, mais certainement pas renverser la relation de domination. Gagner plus d'argent ne libère jamais de la contrainte d'avoir à travailler.

      Tu distingues le capital humain et le capital financier, et cela me paraît bien illustrer l'idée que je propose. Le capital humain doit nécessairement s'investir sur le marché du travail, et à très brève échéance. C'est une contrainte. Alors que le capital financier peut s'investir sur différents marchés, et son échelle de temps est bien plus grande. Cette contrainte liée au capital humain est exploitée par ceux qui disposent de capitaux. C'est ce que j'appelle la domination. Est-ce injuste? Oui, pour la simple raison qu'il est toujours injuste de contraindre les autres à faire ce qu'ils ne veulent pas. Une coopérative, par contre, ne serait pas injuste.

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    3. "il est toujours injuste de contraindre les autres à faire ce qu'ils ne veulent pas"

      Tonnerre de Brest, tu viens d'énoncer l'axiome fondamental des libertariens !

      Il faudrait pourtant que tu interdises à tes coopérateurs de monnayer leur part de l'entreprise ou d'en faire une société anonyme. Le socialisme fonctionne à la contrainte ou à la bonne volonté, à la contrainte s'il n'y a pas de bonne volonté. Et si tu veux justifier ton revenu universel, il faut bien que tu taxes les gens.

      Sur le capitaliste qui s'est saigné pour ouvrir son usine. Ce qui est amusant est que pour toi, le capitaliste n'a pas droit d'être irrationnel, d'être un entrepreneur schumpeterien par exemple, tandis qu'il est important de préserver toutes les options des salariés.

      Mais de toute façon ta conclusion n'est pas du tout légitime, c'est évident. Si les salariés peuvent le menacer d'aller ailleurs, le capitaliste ne peut que se soumettre. Il n'est plus maître de son capital. Si les travailleurs peuvent aller travailler ailleurs pour un salaire comparable ou même inférieur, leur threat-point (= les conséquences en cas d'échec de la négociation. Je ne sais pas trop comment on traduit cela : "point de désaccord") n'est pas de mourir de faim. Ils n'ont presque rien à perdre. Ils ne vont pas faire la grève jusqu'à mourir de faim, comme tu le suggères, alors qu'ils peuvent démissionner !! Le capitaliste, lui, a son capital à perdre. C'est lui qui est dominé.

      Les salariés ne sont dominés que lorsque le rapport de force salarial est défavorable. Il faudrait même dire qu'ils ne sont dominés que lorsque leur threat-point est la mort, ce qui n'est presque jamais le cas, puisqu'ils peuvent à peu près toujours aller voir ailleurs.

      Peut-être ne veulent-ils pas du tout travailler, préfèrent-ils seulement s'amuser, comme dit la chanson. Le capitaliste a peut-être en effet une option qu'eux n'ont pas : ne pas travailler. Il est sans doute, en cela plus libre. Mais ce n'est pas pour cela qu'il les domine.

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    4. Sur la liberté, il faudrait ajouter "tant que cette volonté est elle-même légitime", sinon, on est autorisé de contraindre les autres. Quelqu'un qui agresse les autres peut être empêché.
      Cette définition n'est pas libertarienne, elle est commune à la totalité de la tradition volontariste en philosophie politique (par opposition au rationalisme). Cela constitue l'immense majorité des penseurs politiques modernes.

      Ton objection sur le patron dominé prend une perspective micro-économique, qui te permet de tirer des conclusions inverses aux miennes, qui sont macro-économiques. La contradiction est donc illusoire. Certes, dans un monde où le rapport de force est favorable aux employés, un patron, pris individuellement, est dans une situation fragile, surtout s'il a pris des risques financiers. Reste que, d'un point de vue macro-économique, ce sont toujours les patrons, collectivement, qui dominent le marché du travail. Ce sont eux, collectivement, qui imposent le niveau de rémunération, le type d'emploi, le temps de travail, etc.

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    5. Cette définition est libertarienne ou anarchiste, puisqu'elle implique que l'Etat est une institution illégitime. On la retrouve presque textuellement chez Nozick et Rothbard, mais guère chez les autres, et pour cause !

      Il n'y a pas de liberté collective sans un sujet collectif de référence. Nouvelle difficulté. Pour une très intéressante défense de l'idée d'une absence de liberté collective des travailleurs, vois G.A. Cohen, "Capitalism, Freedom and Proletariat". Je devrais pouvoir t'envoyer l'article.

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    6. Je dois ajouter, à propos de la définition de la liberté comme non interférence avec la volonté "légitime" qu'il s'agit d'une très mauvaise définition de la liberté. Outre qu'elle fait dépendre la liberté d'une théorie complète de ce qui est "légitime", de la justice et des droits qui lui sont liés, elle est totalement contraire à l'usage : elle implique, entre autres, qu'un meurtrier condamné à la prison est aussi libre qu'auparavant, puisque personne ne fait interférence avec sa volonté légitime.

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    7. Je n'ai pas du tout proposé de définition de la liberté. J'ai juste dit qu'il est injuste d'empêcher l'exercice légitime d'une liberté. C'est une caractérisation de la justice, mais ceci ne dit strictement rien de ce qu'est la liberté.
      Ma première formulation était incomplète ("il est injuste de contraindre quelqu'un"), car il est évidemment juste de contraindre quelqu'un qui nuit aux autres (si on ne veut pas cette formulation libérale, on peut remplacer "nuit aux autres" par "fait quelque chose d'interdit par l'Etat"). Il fallait donc ajouter qu'il est injuste de contraindre quelqu'un, tant que ce qu'il fait ne porte pas atteinte aux autres. Une volonté est légitime tant qu'elle n'a pas pour projet de nuire aux autres. Il est donc injuste de contraindre un individu dont la volonté est légitime. CQFD.
      Ceci est donc compatible avec une infinité de doctrines politiques, et n'a rien de spécifiquement libertarien.

      "Il n'y a pas de liberté collective sans un sujet collectif de référence". Voilà l'éternel débat entre nominalistes, conceptualistes et réalistes tranché en une phrase. C'est un débat qui me semble bien trop difficile pour mes modestes forces. Je me suis contenté de dire que des propriétés pouvaient apparaître au niveau des classes, alors même qu'aucun membre de ces classes ne possèdent ces propriétés. Ceci, même un nominaliste est bien forcé de l'accepter (exemple : un groupe de trois amis a une propriété que n'a aucun des individus, à savoir être trois; ceci est compatible avec l'idée que seuls existent les individus). Donc, je ne me sens pas obligé d'assumer les conséquences d'un réalisme des classes.

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  3. Je réponds maintenant à ta question sur la prostitution. Je ne l'ai pas indiqué, mais il marcherait aussi bien pour le travail du dimanche.
    Mon argument est le suivant :
    - Il faut travailler pour vivre (pour la plupart d'entre nous).
    - Le choix d'un travail est une liberté sous contrainte des propositions existantes, et d'un niveau de rémunération suffisant.
    - Il se peut que la prostitution soit, dans une conjoncture économique donnée, le seul travail possible.
    - Conclusion : Il se peut que chacun soit obligé de se prostituer.
    Pour éviter de tomber dans cette conséquence, il faut donc légiférer, parce que certaines personnes ne veulent pas prendre le risque d'avoir un jour ou l'autre à se prostituer. C'est donc au nom de la protection de ceux qui ne veulent pas se prostituer qu'on l'interdit à tout le monde. Ceci me paraît parfaitement compatible avec le libéralisme politique, car l'intention de la loi n'est pas de l'interdire aux autres pour une quelconque raison morale ou autre. L'intention de la loi est simplement de protéger ceux qui ne veulent pas exercer un tel métier.
    C'est pour cela que je finis mon article en disant que, si chacun reçoit une allocation inconditionnelle (autrement dit, pas un RSA qui est conditionnée à la recherche d'emploi), il n'y aurait plus d'argument pour s'opposer à la légalisation de la prostitution, des mères porteuses, etc. (mais la question du travail du dimanche, elle, est plus compliquée).

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    1. "Il se peut que la prostitution soit, dans une conjoncture économique donnée, le seul travail possible."

      Essayons de donner un peu de sens à la prémisse (3). Pour que ton argument fonctionne, il faut que ce soit le libre jeu du marché et non l'Etat qui soit à l'origine de cette situation économique (pas l'argent, parce qu'il n'a pas grand chose à voir là-dedans. Peut-être voulais-tu donner une tournure catholique à ton post ? Veux-tu condamner la chrématistique ?) Une vague sans précédent de robotisation dans le tertiaire, le secondaire, etc. réduit considérablement l'offre sur le marché du travail, et le seul service "humain" que les capitalistes soient prêts à acheter est celui que rendent les prostitué-ées.
      La structure des revenus du travail et des revenus du capital n'ayant pas évolué, certains se trouvent devant l'alternative de se prostituer ou mourir de faim, ce qu'ils ne veulent pas.

      Le raisonnement se tient. Mais la conclusion normative n'est pas tirée ! Ce que tu dis ensuite n'en est pas du tout une conclusion. Ton raisonnement ne prouve pas du tout qu'il faut interdire la prostitution à tout le monde.

      Reprends mon petit apologue, et imagine que le seul service que les capitalistes soient prêts à payer soit la représentation d'une pièce de théâtre. Faut-il interdire les pièces de théâtre parce que certains n'aimeraient pas monter sur scène ?

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    2. Pour répondre d'une manière peut-être plus claire, je dirais ceci :
      La liberté politique suppose que personne ne tente d'utiliser l'Etat pour imposer ses convictions morales ou religieuses aux autres. Autrement dit, le seul motif d'interdiction d'une pratique est qu'elle nuise à l'un des citoyens. Présenté ainsi, le libéralisme ne peut qu'être favorable à la prostitution. Il suffit de dire que la liberté de se prostituer est laissée à tous, et ceux qui trouvent cette pratique moralement inacceptable n'auront qu'à faire autre chose. Personne ne subit de nuisance : ceux qui se prostituent le veulent, et ceux qui ne veulent pas se prostituer font autre chose (on suppose que regarder des gens se prostituer, au sein de sa société, ou même seulement savoir que certains se prostituent, ne constitue pas une forme de nuisance).
      Sauf que, et c'est là le lien avec mon article, dans la sphère économique, il existe déjà certaines formes de contraintes. Certains ont de l'argent, et peuvent forcer les autres à travailler dans leur secteur d'activité. Ainsi, même si, en droit, chacun a la liberté de ne pas se prostituer, en fait, il se peut que chacun soit obligé de le faire (cf. la fameuse conjoncture économique que tu discutes ci-dessus). Raisonner abstraitement comme le fait le libéralisme, en laissant penser que les individus pourraient toujours ne pas se prostituer s'ils ne le veulent pas, aboutit à une contre-vérité. C'est pourquoi je considère que chacun a droit de se protéger par avance, en interdisant cette pratique aux autres. On reste bien dans le cadre du libéralisme, puisqu'il ne s'agit absolument pas de paternalisme (imposer aux autres ce qui est bon pour eux), mais d'une simple mesure préventive.

      Ceci dit, tout mon argument n'aurait plus lieu d'être si on mettait en place la mesure suivante : la prostitution est autorisée, mais chacun aurait droit de refuser ce genre d'offre d'emploi pour des raisons morales ou autres, et ce, sans que le RSA lui soit coupé. De cette façon, se prostituer ne serait plus une nécessité mais bien un choix. (je fais l'hypothèse que le RSA est suffisant pour vivre, ce qui est discutable, mais faisons au plus simple...).

      En résumé, tout l'enjeu pour le libéralisme est de ne pas faire comme si les individus étaient toujours libres. Les situations historiques sont des situations où la domination est présente, et où la libéralisation de certaines activités ne produirait plus de liberté pour certains qu'au prix de nuisances causées à d'autres.
      Pratique une activité que l'on juge ignoble est une nuisance. Donc, soit on l'interdit, soit on trouve une solution de secours pour les personnes qui ne veulent pas se prostituer.

      Il est évident que la solution de secours (ce qui n'est pas une grosse innovation : l'armée trouvait des travaux de substitution pour les objecteurs de conscience) me paraît infiniment préférable à l'interdiction générale. Mais il me semble qu'il faut bien voir que la seconde, même dans une optique libérale, est possible.

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